– Professeur, Oreste ne peut parler… Mais il vit !… Son cerveau — les contrôles sont formels — est en état de fonctionnement. Si son gosier, sa langue, sont encore inertes pour des jours et des jours, plongeons dans le mystère du cortex, arrachons aux lobes de son cerveau les vérités qui y sont enfouies et qu’une science dépassée nous a interdit d’admettre plus tôt…
Le faciès rond et pétillant d’intelligence du professeur s’éclaira :
– Quoi ?… Vous pensez à…
– Au miroir-toposcope ! Oui, Maître…
Aghar frotta ses mains boudinées l’une contre l’autre :
– Idée excellente, mais… comment le transporter ?
– Pas question de le sortir de la matrice. Ce serait la mort à brève échéance. Il faut brancher un casque à microélectrodes sur son cerveau, le relier électro-magnétiquement au toposcope… Est-ce possible, à votre avis ?
Aghar plissa le nez :
– Mon cher, vous risquez gros… Nous savons à peu près comment ressusciter un mort avec la matrice… D’autre part, nous n’ignorons plus comment on peut projeter sur un écran-miroir les images diffuses qui se forment dans le cortex… De là à connexer les deux expériences…
– Il n’y a qu’un pas. Nous devons le franchir !… Vous êtes d’accord, mon cher Maître ?
Aghar, visiblement tenté, hésitait encore. Le puissant Vérix insista :
– Il faut savoir ! Il le faut !
– C’est risquer une vie humaine !
– Oreste était mort ! Mort ! Et vous l’avez sauvé, arraché au néant… N’avez-vous pas le droit d’utiliser cet entendement rescapé ?
– Si je le tue ?…
– Nous ne le tuerons pas !
Il y eut un silence. Un silence formidable dans lequel les deux hommes, bouleversés, haletants, semblaient emportés par le formidable rythme des machines vivantes, frémissantes de cette vie qu’elles étaient en train de redonner à Oreste.
– C’est pourtant votre ami, fit doucement le professeur. Et vous oseriez ?…
– C’est mon ami le plus cher ! Mais le sort du monde est en jeu… J’ai de bonnes raisons de croire, et vous aussi, qu’Oreste est le seul homme-antenne encore vivant sur la Terre… Les autres sont morts, ou se sont évadés. Vous me l’avez dit vous même, le rapport de l’Interpol-Interplan est formel à ce sujet… Oreste peut nous renseigner… Songez-y, Maître !
Aghar cessa d’hésiter. Il saisit Serge par le bras :
– Venez !…
À partir de cet instant, les événements se précipitèrent à l’intérieur de la Ville des Fous.
Le professeur et son disciple avaient quitté la salle ovoïde en passant par un panneau désintégré et aussitôt reconstitué par les serrures nucléaires. Ils réunirent plusieurs de leurs collaborateurs, établirent leur plan à une vitesse foudroyante. Dans le département de la Cité qui s’étendait sous la tour de l’Est, on prépara rapidement la salle du toposcope.
Aghar et Vérix étaient déjà revenus à la matrice. Ils s’étaient fait apporter un casque à antennes, comme ceux dont on se servait dans les forces militaires et scientifiques spatiales, pour les messages télépathiques, afin de vitaliser les cerveaux des spécialistes.
Ce casque, ils l’adaptèrent sur le crâne d’Oreste sans pour cela le retirer de l’œuf-matrice, ce qui eut été fatal à sa survie. Délicatement, entre les aiguilles nourricières qui amenaient la vie depuis les bocaux contenant les deux demi-cerveaux-frères, ils plantèrent les micro-électrodes attenant au casque. Puis, après deux heures d’un travail de haute précision, ils branchèrent le casque-antenne sur un tableau mobile de réglage, lui-même relié électro-magnétiquement à la salle du toposcope.
Serge et Aghar, qui n’avaient confié ce soin à personne, ruisselaient de sueur et leurs mains, qui n’avaient pas tremblé pendant l’installation hypersensible, éprouvaient maintenant des tressautements nerveux.
Mais, les contrôles demeurant rassurants, ils pouvaient avoir la certitude de n’avoir nullement contrarié la résurrection en cours. Oreste continuait à reposer normalement, et poursuivait sa vie fœtale, en seconde période. Ils se regardèrent, et leurs mains s’étreignirent.
– Maintenant, dit Vérix, tout est prêt…
Aghar approuva de la tête et dit simplement, comme s’il s’agissait de la plus banale, des consultations psychologiques :
– Allons, mon ami. Nous allons interroger notre patient et… peut-être, nous allons savoir…
CHAPITRE X
Serpent capricieux, interminable et incroyablement vif, la ligne de feu vert de l’oscillographe reflétait fidèlement les ondes qui émanaient du cerveau de ZA6-30, toujours couché dans son sarcophage de cristal.
Dans la salle du toposcope, Aghar et Vérix, penchés sur l’écran, suivaient le déroulement intime des fréquences du cortex, avec une satisfaction évidente.
Ils voyaient la courbe presque régulière des ondes bêta, indiquant le sommeil normal, à peine offensées, de temps à autre, d’une séquence plus irrégulière, attestant le passage de quelque pensée-rêve, d’une de ces préoccupations mystérieuses de l’homme endormi, qui a perdu conscience du monde extérieur, mais dont la personnalité ne s’annihile jamais, pas même, sans doute, lors des hypnoses médicales des opérés.
Un sismographe, attenant à l’oscillographe, enregistrait scrupuleusement le graphique des ondes cérébrales. Et les deux psychiatres pouvaient être assurés à la fois de la survie d’Oreste, et de son état mental correct.
– Pas d’ondes thêta, pas d’ondes delta… Il est sain d’esprit, prononça Serge.
Une légère teinte de triomphe ironique passait dans le timbre de sa voix. Ne l’avait-il pas toujours cru ? Oreste n’était pas un aliéné. Aghar ne releva pas la phrase. Il avait eu tort. Lui-même avait déjà soumis son patient au test de l’oscillographe. Mais l’état de nervosité du sujet avait souvent perturbé la régularité du fil visuel, prenant des courbes inquiétantes, au rythme d’un cerveau anxieux. Si bien qu’il n’était jamais possible d’affirmer l’état d’aliénation d’un être en se basant uniquement sur les appareils enregistreurs. Souvent, en effet, les ondes tragiques, delta ou thêta, étant les témoins de lésions cérébrales, de tumeurs, de traumatismes relevant du trépan atomique, non des cures psychiatriques.
Ils étaient devant le grand miroir-toposcope, destiné à refléter, en télévision, les images qui se formaient dans le cerveau du sujet. Ce procédé perfectionnait le vieux toposcope à vingt-deux éléments du XXème siècle. Mais, du simple analyseur de fréquence d’antan, on avait fait un écran, un super-bélinographe, capable de présenter à l’expérimentateur la vision confuse des images nées dans le cerveau-sujet. Vérix avait simplement proposé de synchroniser les deux expériences : la lecture des images vibratiles du cerveau et la résurrection d’Oreste, toujours enfermé dans l’œuf-matrice. Mais, par le truchement du casque-antenne télépathique, ils allaient peut-être pouvoir, sans l’interroger directement, connaître le secret du poste récepteur humain, logé quelque part dans les mystérieuses circonvolutions des méninges.
Rassurés quant au comportement de leur patient, sur lequel veillaient deux des internes de la Cité-Clinique, Aghar et Vérix se tournèrent vers le miroir-toposcope.
Face à l’oscillographe se dressait une paroi offrant un triple écran. La surface en était terne, comme celle des vidéos destinés à projeter, chez les visauditeurs, les images en reliefcolor. Là, la vision n’était pas en relief, mais seulement en deux dimensions. Il s’agissait de capter, en effet, non des sujets réels à trois dimensions, mais seulement le magma en incessant bouillonnement qui offre des images extraordinairement fugaces dans le cerveau humain.
L’homme qui pense ressent plus les images qu’il ne les « voit » réellement. Il est peu aisé d’évoquer, en esprit, telle ou telle chose, tel ou tel personnage, même parfaitement connu. Les lignes fuient, se déforment, se brouillent en permanence. L’incroyable rythme cérébral ne permet pas la stabilisation des clichés-pensées. Par contre, avec l’écran toposcopique, l’expérimentateur pouvait, grâce au réflexe rétinien, conserver au fond de l’œil, pendant un dixième de seconde, l’image télévisée, même si la durée de sa vie avait été infiniment plus réduite dans le temps.
Les médecins de la Ville des Fous pouvaient ainsi sonder l’âme des malades qui leur étaient confiés et, très souvent, après de patientes observations, soit en suivant l’écran à l’œil nu, soit en cinématographiant le film-pensée, ils arrivaient à détecter les causes profondes des névroses, des neurasthénies, des obsessions, en recherchant la fréquence des images semblables ou apparentées, correspondant aux préoccupations profondes du cerveau malade.
Les médecins étaient un peu anxieux. Malgré les microélectrodes enfoncées dans son cerveau, Oreste continuait à vivre normalement, au fond de son hypnose fœtale. Mais l’expérience, courante et sans danger avec un homme normal, pouvait provoquer de graves troubles, en raison de son état même.
Mais on n’avait plus le droit d’hésiter. Serge, ami d’enfance de celui qu’il considérait comme un frère, en avait pris la responsabilité morale.
Les micros de la Cité-Clinique avertirent les assistants qui se trouvaient dans la matrice. Et l’expérience commença.
Dans la salle du toposcope, les deux savants avaient fait l’obscurité. Pendant un long moment il n’y eut, pour toute clarté, que le mince filet vert oscillant, extraordinairement vivant, attestant la continuité de la vie cérébrale d’Oreste.
Assis, immobiles, devant l’écran, Vérix et Aghar attendaient…
Tout demeurait noir, obstinément neutre. Ils purent penser pendant d’interminables minutes, que rien ne se produirait, qu’ils ne verraient rien. L’expérience, cependant, avait été souvent tentée et présentait tout au moins des images confuses, même chez les aliénés les plus atteints, les êtres les plus obtus, voire les animaux qui possèdent, eux aussi, une sorte de pensée, des clichés sommaires correspondant à leurs impressions, mais infiniment plus schématiques, plus primaires, que chez les humains.
Encore, chez un animal affamé, par exemple, le cliché correspondant à la nourriture se situait-il par une image précise, unique, de la proie convoitée.
Les deux hommes se taisaient. Ils n’osaient échanger leurs impressions, redoutant l’inanité de leur expérience, en raison de l’état spécial dans lequel Oreste était plongé.
Tout à coup, sûr l’écran, un point lumineux brilla, semblable à une étoile filante qui jaillit spontanément dans une nuit profonde.
Ils se détendirent un peu. Ils ne savaient trop à quoi cela correspondait. Au moins étaient-ils sûrs de pouvoir capter quelque chose.
En effet, il apparut bientôt que le cerveau de ZA6-30 fonctionnait normalement, quoique sur un rythme atténué.
Mais les électrodes commençaient à agir, stimulant intimement les régions sensorielles du cerveau, déterminant des réactions, provoquant des chocs, mesurables en microvolts, qui forçaient littéralement l’organe à jouer son rôle, c’est-à-dire à engendrer des pensées.
L’oscillographe présentait des courbes plus rapprochées, plus aiguës, semblables aux traits graphiques de l’écriture des femmes cérébrales et nerveuses.
L’écran n’était plus vierge. Des lueurs confuses s’y emmêlaient, traversées parfois de traits plus éclatants, plus Fulgurants, de nébulosités à la fréquence lumineuse variant à l’infini, quasi insaisissable à l’œil.
Vérix avait mis en marche la caméra électronique, qui allait enregistrer le film-cerveau et leur permettre, par la suite, de découvrir, sur les pellicules, des images qu’ils n’auraient pu saisir au passage, en raison de leur fugacité.
Les tubes cathodiques poursuivaient leur travail silencieux et diligent, transformant les fréquences cérébrales en vibrations visuelles. Le professeur et son compagnon, haletants, cherchaient, sur l’écran, à saisir le sens de l’émission.
L’œil du radiologue reconnaît, grâce à une grande habitude, les lésions, les taches, les moindres failles de l’organe examiné, alors que le profane, le plus souvent, ne distingue que des ombres confuses. Il en était de même pour les médecins de la Cité-Clinique, auxquels la pratique du miroir-toposcopique avait apporté une grande acuité visuelle.
Au bout d’un moment, Aghar et Vérix commençaient à éduquer leur inspection. Les pupilles dilatées convenablement saisissaient parfaitement les reflets de l’âme profonde de ZA6-30.
– Un visage passe…
– Oui, Sandra, sa femme…
– Et cet autre… le petit Lionel, sans doute…
Dans le tourbillon de lignes, d’ébauches d’images, de traits Fulgurants et de la floraison incessante des réflexions du sujet, les évocations des deux êtres chers apparaissaient, en surimpression permanente.
Les deux médecins virent, par instants, des tableaux plus précis : l’appartement d’Oreste et de Sandra, la vallée de l’Yonne où ils passaient leurs week-ends, le sphéroscooter familial, si souvent utilisé. Serge Vérix, en raison de sa grande intimité avec la famille d’Oreste, put même déterminer que certains décors correspondaient au cadre professionnel de son ami, ou à des souvenirs lointains, quasi oubliés.
Tout cela formait une sorte de bouillonnement, évoquant un chaudron infernal où s’ébauchait la gestation d’étranges fleurs aux couleurs insaisissables, qui étaient les maelströms et les comètes traversant une seule activité cérébrale humaine.
Pourtant, au fur et à mesure que l’expérience se déroulait, une sourde inquiétude croissait chez les savants. Ils n’avaient pas encore échangé beaucoup d’impressions. Mais ils étaient déçus.
Oreste pensait, semblait-il, très banalement. Aghar, qui avait déjà soumis son malade au test du toposcope, à l’état de veille, n’y retrouvait guère que du déjà vu, sans image névrotique particulière. Et Serge était suffisamment intime avec Oreste pour y lire, de façon de plus en plus précise, des choses archi-connues de lui, voire ignorées de Sandra elle-même comme l’évocation d’un accident de montagne remontant à des années avant le mariage de son ami, ou la silhouette d’une jolie brune qui avait été sa maîtresse, peu de temps avant sa rencontre avec Sandra.
Près d’une heure durant, ils attendirent.
Le seul point précis était l’inquiétude du sujet concernant les deux personnes qu’il aimait le plus au monde, sa femme et son fils. Les visages ne s’effaçaient pour ainsi dire jamais de l’écran. Ils se brouillaient ou se multipliaient, se diluaient comme des reflets sur un miroir d’eau trouble, pour reparaître plus intensément. Ils flottaient sur tous les décors, sur les tempêtes de l’esprit, et, chaque fois qu’ils se faisaient plus précis, l’oscillographe indiquait l’accentuation dangereuse des courbes en ondes delta, annonciatrices d’angoisse. Mais cela était de courte durée, sans cette régularité latente indicatrice de troubles cérébraux qui caractérise les véritables déments.
Finalement, exaspéré, Aghar se leva, coupa le courant. Le petit homme fit quelques pas nerveux dans la pièce et, clignant des yeux dans la lumière que Serge venait de redonner, il gronda en tapant du pied avec colère :
– Et alors...? Expérience inutile !…
– Pas tellement inutile, fit doucement observer le gigantesque médecin. Le reflet du cerveau de ZA6-30 est celui d’un homme normal, malheureux d’être incarcéré, et qui pense surtout à ceux qu’il a quittés, pour lesquels il se tourmente en permanence…
Aghar ne releva pas l’allusion à son obstination passée concernant l’état démentiel de ZA6-30.
– Nous ne saurons rien !… Rien !… Pourtant, il dispose d’un sixième sens… Il a vu le monstre… Il l’a décrit, il en a annoncé les ravages… Il sait des choses…
Serge s’était commodément installé dans le fauteuil placé en face de l’écran, étirant ses membres interminables. Le fauteuil, docile, épousait au fur et à mesure la forme de son corps solide.
– Professeur…
– Quoi ?
– Je pense que…
– Vous pensez qu’il ne veut rien dire ? Que son cerveau, même en état de léthargie dans l’œuf-matrice, continue à opposer une résistance ? Je le crois… Je l’ai observé chez certains de mes malades et vous le savez bien…
Serge voulait parler mais Aghar ne lui en laissait pas le temps.
Marchant nerveusement à travers la pièce et jetant au toposcope des regards furieux, le patron de la Ville des Fous rageait :
– Cela suffirait à démontrer une certaine forme d’aliénation mentale… l’obstination dans le mensonge… l’acharnement à masquer sa véritable pensée, l’origine même de ses angoisses… ZA6-30 sait des choses… Mais il se sent obscurément visité par nos appareils, et par notre pensée, qu’il croit hostile…
– Il a confiance en moi, son ami, cria Serge.
– Mais moi, son médecin, il me hait !… Non ! Non ! Vérix, croyez-le, il nous cache quelque chose, le principal…
– Impossible, cher Maître… Nous en avons sondé d’autres, avec le toposcope… Et le miroir, très souvent nous a montré…
Mais Aghar ne voulait rien entendre. Il évoqua plusieurs cas, particulièrement ceux de femmes atteintes d’hystérie, chez lesquelles le goût de la dissimulation était tel que, même avec l’introspection toposcopique, il fallait renouveler fréquemment l’expérience avant de pouvoir saisir les images furtives indiquant l’origine de la névrose, l’image-type représentant l’obsession de base.
Serge se leva soudain. Son corps immense domina le petit Aghar qui l’enveloppa d’un regard aigu, comprenant que son assistant allait dire quelque chose de définitif :
– Professeur… Si nous sondions la glande pinéale ?
– Quoi ? L’épiphyse ?… Dangereux, mon ami… Dangereux… Il haussa les épaules :
– Et inutile !… Une glande !… Pourquoi pas la thyroïde ? La surrénale ?
Il ricana :
– Le siège de la pensée humaine, mon cher, on sait cela sur les bancs de l’école depuis des dizaines de siècles, c’est le cerveau… Pas un autre organe ! Les hommes ne pensent pas avec leurs jambes, avec leur rate ou même…
– Ils ne pensent pas, d’accord. Mais ils « pressentent »… La pinéale, au centre du front, c’est le vestige du troisième œil… Bien des thèses, et depuis longtemps, assurent que ce minuscule morceau de chair est le récepteur intuitif humain…
À cette évocation, les deux hommes éprouvaient une sensation bizarre, très légère. Celle qu’éprouve tout être humain lorsqu’on fait allusion à cette partie de son organisme frontal. Un attouchement léger, quasi imperceptible, au centre du front, comme si un doigt invisible pressait, à peine, sur l’emplacement de la glande épiphyse.
Aghar avait saisi le raisonnement :
– Sonder la pinéale !… Hummm…
Serge garda le silence un instant, laissant l’idée faire son chemin dans l’esprit du grand patron. Puis, très doucement, il prononça :
– Voulez-vous donner des ordres, Maître… Aghar lui jeta un regard furieux, eut un nouvel haussement d’épaules, et saisit un micro :
– Docteur Jeans ? Docteur Flagham ? Vous m’entendez ?
Les deux praticiens qui, dans la matrice, veillaient sur ZA6-30 et le casque à antennes, répondirent affirmativement.
Aghar aboya des ordres, furieux peut-être de n’y avoir pas songé plus tôt. Puis, renfrogné, il vint se jeter dans son fauteuil et, face à l’écran toposcopique, il attendit.
Serge, posément, allumait une cigarette. Il avait gagné.
De longues minutes passèrent Puis la voix du docteur Jeans arriva par le micro, expliquant que tout était prêt.
Des électrodes minuscules étaient maintenant en contact avec le centre frontal de ZA6-30. Une aiguille à la pointe infinitésimale allait y capter, pour les retransmettre au miroir-toposcopique, les mystérieuses réactions de cet organe à l’utilité toujours controversée par les anatomistes et physiologistes.
N’allait-on pas gravement perturber la vie du prisonnier de l’œuf-matrice ? Mais les savants ne pouvaient plus reculer.
Serge se leva et alla posément presser un bouton. L’obscurité se fit. Aghar lança des ordres.
Et, de nouveau, assis dans leurs fauteuils, ils regardèrent l’étrange film.
Tout de suite, le rythme de l’oscillographe changea.
Avant même que les images diffuses aient fait leur apparition sur l’écran, il apparut, par le reflet luminescent du fil d’émeraude, qu’on venait de contacter le point d’impact d’une activité mentale inconnue.
Serge sentait son cœur se serrer. Moins de la joie qu’éprouve tout scientifique de voir sa théorie prévaloir qu’à l’idée qu’il allait sans doute toucher au but, démontrer la véracité des extraordinaires allégations d’Oreste.
La glande pinéale, c’est l’œil III, disparu depuis des millions d’années, mais qui demeure latent, sous le masque du front, et voit ce que ne voit jamais la merveilleuse organisation cornée-pupille-rétine.
– Voyez ! Voyez l’oscillographe !…
Haletants, ils suivaient, sur le minuscule écran rectangulaire où courait le fil phosphorescent d’un vert intense, l’apparition d’ondes ignorées, aux circonvolutions inédites. Jamais le toposcope n’avait permis de lire de telles fréquences au fond de cerveaux humains, sains ou malades, soumis de telles expériences.
Le fil, maintenant, présentait des fractionnements, des arrêts brusques Puis il recommençait à courir, offrant, aux yeux émerveillés des deux hommes, une révélation qui les bouleversait profondément.
– Est-ce donc là, murmura Serge, ému de sa propre audace, la fréquence des intuitions dites médiumniques ?… le rythme de l’antenne humaine qui perçoit des radiations rares, à la source lointaine ?…
– L’écran ! bafouilla Aghar. Regardez, Vérix !…
Le magma des pensées recommençait à se réfléchir sur le grand miroir. Mais, chose surprenante, ce n’était plus le déroulement ininterrompu des pensées courantes, la confusion incessante de la réflexion humaine, qui évoque de multiples images à la fois, tout en gardant, en permanence, les préoccupations constantes.
Là, au contraire, sur un fond assez ténu qui devait, en quelque sorte, refléter de façon mineure le déroulement normal du cerveau, des images commençaient à se former avec une netteté remarquable. Ce que pouvaient voir les deux savants, c’étaient les clichés brefs, mais solidement burinés, correspondant à la captation de ces messages qui avaient fait le malheur d’Oreste, l’homme-antenne, devenu ZA6-30.
En dépit de leur maîtrise habituelle, Aghar et Vérix bredouillaient au fur et à mesure qu’ils voyaient :
– Une planète !…
– Pas du système solaire, nous les connaissons toutes…
– Un monde à grandes dimensions… au moins comme Jupiter !…
– Ce serait de là que viendraient les messages ?… L’origine de nos formidables ennemis ?… Des triangles argentés passèrent à toute vitesse.
– Des astronefs ! lança Serge. Des astronefs de type inconnu… Est-ce avec cela qu’on veut envahir la Terre ?
À partir de ce moment, ils se turent, cherchant à ne plus oublier tout ce qu’ils allaient découvrir.
Cela venait sans ordre apparent. Mais la caméra fonctionnait et enregistrait les images, ce qui permettrait une mise au point précise, par la suite. On eut dit un film monté au petit bonheur, la juxtaposition fantaisiste d’une bande aux séquences capricieuses. Les images, toutefois, étaient, quoique fugaces, d’une netteté quasi cinématographique.
Ils virent, tour à tour, l’immense monde inconnu, en lequel ils pressentaient le globe où vivaient ceux qui voulaient conquérir le système solaire. Ils découvrirent d’autres astronefs, aux formes bizarres, tourmentées, insolites. Ils saisirent au passage une petite planète, de dimensions très réduites, sur la surface de laquelle se dressait un bâtiment à coupole, supportée d’énormes colonnes, très élégantes, mais visiblement d’origine terrienne ou martienne. Le tout fut traversé par l’image du fabuleux dragon qui avait été vaincu par un jouet d’enfant, avant de céder la place à l’apparition de plusieurs visages, totalement inconnus. Encore une fois, ces humanoïdes étaient des Solariens. Hommes et femmes venus de la Terre, de Mars, voire de Vénus, reconnaissables les uns à leur faciès réguliers, les autres à leur épiderme brun rouge, les derniers à l’absence totale de tout système pileux.
Ils les virent, assis en rond, sous une énorme coupole qui devait être celle de la vaste construction déjà entrevue, mais cette fois présentée intérieurement. D’autres monstres apparurent, les uns martiens, luniens ou terrestres, d’autres de races totalement ignorées. Puis il y eut le petit Lio, entouré du cercle des divers Solariens, ce qui ne correspondait à aucune pensée connue, du moins des deux savants.
Maintenant ils se taisaient. Haletants, ils suivaient le film, ne comprenant pas grand-chose, sinon que c’était la concrétisation des émissions captées par ZA6-30.
Ils revirent les astronefs-triangles, fonçant à travers l’espace à une allure insensée, et les visages, tous tendus et préoccupés, des divers Solariens formant la réunion sur la petite planète inconnue.
Lionel revint encore. Serge, soudain, cria de surprise en se voyant lui-même. Il avait déjà paru dans les pensées normales d’Oreste (ondes alpha et bêta) mais il se demandait ce qu’il faisait dans ce monde insolite.
Puis, parut un fusobus, un de ces petits engins spatiaux sphéroïdes emportant six passagers au maximum, utilisés pour les voyages relativement courts, d’une planète à une planète voisine. Il s’éloignait de la Terre, très reconnaissable dans l’espace. Comme répondant à une question muette des deux spectateurs, l’homme-antenne en évoqua l’intérieur.
Serge s’effondra dans son fauteuil.
Il pilotait, lui, Serge. Dans l’appareil, il n’y avait que deux passagers.
Sandra et le petit Lionel.
Un lent travail se faisait dans l’esprit extraordinairement vif du Dr Serge Vérix. Le toposcope lui livrait en vrac les éléments du bouillonnement cérébral d’Oreste. À lui de juxtaposer ces éléments afin de découvrir le sens réel. Tout en suivant le déroulement kaléidoscopique, il bâtissait, en subconscience, son propre jeu de puzzle, il cherchait la connexion de ces images éparses, de ces sensations si diverses.
Du moins pouvait-il admettre que ce qui émanait de la pinéale de ZA6-30 correspondait sûrement aux émissions captées par ce cerveau exceptionnel, percevant des vibrations insaisissables au commun des mortels.
Et puis, tout à coup, devant les deux spectateurs de ce spectacle hors-série, ce fut une véritable scène qui s’ébaucha.
Bien banale, d’ailleurs, à tel point qu’Aghar grommela que c’était, très certainement, la réminiscence d’une séquence de film, ou le rappel de quelque fait divers.
Pourquoi, en effet, Oreste eut-il été préoccupé par la vision de cette femme, pas très jeune semblait-il, à la silhouette pesante, assise devant une table sur laquelle elle manipulait des petits cartons indéterminés, à l’intention d’un autre personnage — homme ou femme, on ne savait — assis devant elle.
Serge Vérix, lui, n’écoutait pas les grognements du professeur. Il voulait comprendre. Il lui semblait qu’Oreste, du fond obscur de son subconscient toujours en éveil en dépit de son exceptionnelle léthargie fœtale, diffusait des images telles que leur interprétation pouvait éclairer les modalités de la menace pesant sur l’empire solarien.
Les traits des deux personnages demeuraient flous. Mais la pensée secrète du sujet insistait, s’efforçait de buriner l’image. Pour Serge, c’était clair, cette femme était une de ces cartomanciennes réprouvées, qui exerçaient encore clandestinement, dans les plus vieilles demeures de Parisipolis et d’ailleurs, dans ces immeubles vétustes à neuf étages construits en grande série dans la cité initiale, deux cents ans plus tôt, et qui tombaient en ruines.
Mais le cliché fut encore assez bref, quoique caractéristique.
La pythonisse fut soudain entourée d’une sorte d’aura tragique, d’un rouge violet intense. Elle tenta de se lever, et s’écroula, comme foudroyée.
L’image se fondit dans un rougeoiement général. Aghar gronda :
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Irrité lui aussi, mais de l’incompréhension du maître de la Ville des Fous, Vérix cria :
– Ne voyez-vous pas qu’Oreste nous montre le procédé utilisé pour l’assassinat des médiums ? Tenez !… La planète !… La grande planète de tout à l’heure… Les humains-antennes, comme cette tireuse de cartes vulgaire, ceux qui peuvent capter les messages de l’ennemi, sont supprimés de cette manière… Ceux du monde inconnu les tuent, les foudroient !… Rien ne subsiste et cela ressemble à une mort naturelle, à un arrêt du mécanisme vital… Mais… Oh !
Il sentait son cœur horriblement serré en revoyant émerger, des nébulosités rougeâtres qui emplissaient l’écran, le visage puéril et charmant du petit Lio.
Il pressentait ce qu’il allait voir. En effet, presqu’aussitôt, l’image de Lio (infiniment plus précise que celle de la voyante) fut entourée de la même aura fatale. Un grondement sourd monta de la poitrine de Serge. Que signifiait cela ? Oreste craignait-il que son fils ne subit le sort des autres humanoïdes-antennes ? Ou bien « voyait-il », réellement, l’enfant meurtri par les conquérants interstellaires ?
Mais l’aura s’effaça. Lio demeura souriant, comme ignorant du péril planant sur lui.
Tout aussitôt, une image déjà vue reparut. C’étaient les Solariens des diverses planètes assis en cercle. Les visions suivantes s’entremêlèrent rapidement, montrant l’espace, la Terre, de nouveau la petite planète avec la bizarre construction, mi-temple mi-palais, déjà entrevue. Puis, encore le petit Lio, et des pensées confuses, donnant des images troubles.
Aghar finit par déclarer qu’il en avait assez, que tout cela n’était pas très sérieux. Il commençait visiblement à regretter d’avoir prêté sa haute personnalité à cette expérience. Si le sondage de l’épiphyse montrait des images infiniment plus claires que la simple exploration du cortex, le sens de ces visions demeurait tout aussi abracadabrant.
Il enjoignit à ses aides de stopper l’expérience. Serge ne protesta pas. Oreste pouvait subir de graves troubles, à la suite d’un tel effort. Toutefois, les contrôles le rassurèrent. Dans l’œuf-matrice, l’homme endormi, débarrassé maintenant du casque-antenne et des microélectrodes, poursuivait son sommeil paisible, tandis que l’oscillographe donnait, de nouveau, les apaisantes ondes alpha.
– Alors, Vérix ? demanda Aghar. Vous êtes satisfait ? Le grand médecin eut un bon sourire :
– Peut-être, Professeur… Me permettez-vous de me retirer ? Il est tard… Nous avons eu une journée épuisante…
– Je suis bien de votre avis. Demain, nous examinerons, à tête reposée, les résultats de nos expériences… Je vais me coucher… Bonne nuit, Vérix !
Il partit, de fort méchante humeur.
Serge bâilla. Il était horriblement las. Mais il n’avait pas encore le droit de s’arrêter. Il quitta la salle du miroir toposcopique, gagna la tour Nord et s’envola de la Cité-Clinique.
Il ne retournait pas chez lui. Il n’allait pas rendre visite à Sandra et, rassuré sur le sort d’Oreste par ses collègues chargés de la surveillance de la matrice, il ne lui avait même pas fait une petite visite.
Il se rendait, à cette heure tardive, à l’Observatoire, antique monument de Parisipolis dont l’utilité était maintenant contestable, mais qui demeurait en activité, ayant été à l’origine des premières études interplanétaires.
Là, il demanda à voir un des chefs de service.
Et, longuement, il étudia les cartes des petites planètes du système solaire, ces mondes minuscules, au nombre de plusieurs milliers, qui roulent entre l’orbite de Mars et celle de Jupiter.
CHAPITRE XI
Le commandant Martinbras dégustait son café. Il adorait cette tradition et, se trouvât-on à quelques centaines d’années-lumière de Sol III, sa planète-patrie, rien ne lui paraissait, en effet, plus légitime que de garder un certain culte pour ses petites manies.
Le Fulgurant, un des plus beaux cosmonefs de la flotte du Martervénux, évoluait, soutenu par ses puissantes turbines, à la fois photoniques et gravitationnelles. Les premiers éléments lui permettaient d’atteindre des vitesses insensées, à peine soupçonnées des siècles précédents, tandis que les seconds, analogues à ceux utilisés sur les engins planétaires, donnaient au cosmonef une autonomie véritable dans le Cosmos, ce qui l’affranchissait des attractions des grands corps célestes et lui donnait une prodigieuse maniabilité.
Martinbras, à cinquante ans, était un homme puissant, un peu empâté, à la réputation solidement établie dans la Galaxie connue. Ses officiers, par moments, commençaient à chuchoter : « il vieillit ». Et puis, il suffisait que l’équipage se trouvât en difficulté pour que le vieux marin des étoiles démontrât, une fois encore, qu’il était solide au poste.
Le café était une de ses faiblesses. Il assurait que c’était là le secret de sa vitalité. Son visage, pâli par les grands voyages spatiaux, qui laissent l’homme durant de grands espaces-temps loin des soleils, se burinait lentement, accentuant les stigmates d’une volonté farouche, d’un sens profond du devoir, joint à une prodigieuse pratique de la navigation interstellaire.
Un des premiers, il avait dépassé Alpha du Centaure, première étoile conquise à quatre années-lumière de la banlieue solaire. Depuis un quart de siècle terrien, il continuait, découvrant sans cesse des planètes neuves et des constellations inédites.
C’était, pour lui, l’heure sacrée du farniente. Le cuisinier du bord après les repas de vitamines, de légumes synthétiques, de viandes reconstituées et de fruits miraculeusement conservés — seul mets qui semblait sans cesse venir des vergers du Martervénux — lui préparait son moka. Une réserve spéciale était jalousement gardée à bord. Car Martinbras assurait ne pouvoir tenir le coup qu’avec un vrai café, à l’ancienne mode, jailli des beaux grains noirs amoureusement moulus et mouillés d’eau bouillante.
Foin du café - ersatz, cependant de goût exquis et d’arôme délicat, dont se délectaient les conquérants du ciel. Martinbras voulait « son » café.
C’était de sa part une grande marque d’estime que de partager la dive boisson avec un de ses adjoints. Encore cela ne se produisait-il que dans les grandes circonstances, après une victoire sur quelque, corsaire galactique, venu d’Ophiucus-la-Rebelle ou des planètes technico-barbares du Sextant, ou encore pour fêter la découverte d’une terre de type terrien, qui serait un fleuron de plus à la couronne du Martervénux.
Pourtant, ce jour-là (ce jour relatif au cadran du bord) Martinbras dégustait, solitaire, son breuvage favori, il était de bonne humeur, et somnolait doucement. Vu ainsi, il n’avait rien du conquistador connu à travers l’espace. L’uniforme plutôt débraillé, il se laissait aller à l’idée aimable que le Fulgurant toucherait bientôt une série de petites planètes que nul astronef n’avait encore reconnues, et que le stelloradar avait permis de détecter.
Martinbras le savait (l’espionnage du Martervénux fonctionnait à la perfection en accord avec l’Interpol-Interplan dont il était un des rouages) les Jovio-Neptuniens, alliés (en principe) de la confédération des six planètes, prospectaient, eux aussi, la Nouvelle-Galaxie. Tout portait à croire que Martinbras et son Fulgurant, les premiers, allaient aborder ce nouvel archipel spatial. Et le commandant se réjouissait, heureux à l’avance de souffler la découverte à ses rivaux, auxquels le Martervénux ne demeurait uni que par la situation cosmographique qui en faisait, les uns et les autres, les composantes de l’Empire du Soleil.
Pourtant, le lieutenant Fougère osa déranger la quiétude du maître du bord.
Sanglé dans l’uniforme vert Nil paré de la ceinture, des gants mousquetaire, des bottes, du baudrier et du porte-désintégrateur immaculés, coiffé du casque globoïde réglementaire, hémisphériquement ouvert pour garder le visage nu, un soleil d’or sur la poitrine, impeccable, hiératique, le jeune officier salua et se présenta.
Martinbras rectifia aussi la position et grogna :
– Qu’est-ce qu’il y a, Fougère ?
– Astronefs type inconnu, Commandant. Direction Bélier - 45 Est.
Il avait parlé d’une voix disciplinaire, sèche et sans passion. Mais l’oreille exercée de Martinbras décelait, chez ce garçon vigoureux et de haute valeur, les harmoniques mystérieuses indiquant l’inquiétude.
Martinbras avala ce qui restait de café, trop vite, si bien qu’il s’étrangla et se brûla le gosier. Il se leva, réajustant son col d’un geste furieux :
– Quoi ?… Quoi ?… Des Jovio-Neptuniens ?
– Non, Commandant. Silhouettes absolument inédites.
Martinbras toussota. C’était peut-être inquiétant, mais au moins ses compétiteurs ne lui raviraient pas la conquête des trois petites planètes sur lesquelles il avait fait mettre le cap.
– On va voir ça !…
Il fit un signe. Fougère s’avança de la paroi, toucha plusieurs boutons.
La lumière s’estompa dans la cabine du commandant, laissant un seul carré clair sur la paroi, d’un mètre de côté. C’était le reflet fidèle de l’écran de stelloradar placé dans la coupole supérieure du cosmonef, d’où les mixteurs triaient les images-sons et pouvaient ainsi les apporter immédiatement chez Martinbras.
Tout de suite, une transformation s’opéra. Le vieux garçon nonchalant et pantouflard redevenait l’athlétique gaillard qui avait bravé, trois lustres plus tôt, l’attaque des comètes artificielles lancées par les Rigéliens, et dompté la révolte d’Éridan XV.
Le stelloradar révélait les appareils. Des triangles évoluant à une vitesse considérable et ne correspondant à aucun type catalogué. Des voyants s’allumaient, indiquant en rouge la distance des escadrilles (huit années-lumière), en vert, leur orientation (Bélier-45-Est), en bleu, leur vitesse (quatre-vingt mille km/sec), en orangé, leurs éléments constitutionnels Le voyant orangé clignotait, contrairement aux autres. Plusieurs termes apparaissaient, tremblotaient, disparaissaient. Martinbras et Fougère pouvaient lire, en surimpression : platox… platine… aura-hélium… or blanc… mercurex… mercure…
– Mille milliards de comètes ! glapit Martinbras, impossible de savoir en quoi ils sont fabriqués… Le stelloradar bafouille, foi de Solarien !
– Sans doute, Commandant, s’agit-il d’une matière inconnue !
– Branchez le psycho-radar, hurla Martinbras, qui n’écoutait pas.
L’ordre fut exécuté aussitôt dans la coupole.
Le psycho-radar était un appareil extrêmement délicat, qui ne pouvait guère être utilisé qu’à courte distance (moins de dix années-lumière). Il offrait cet avantage de permettre de sonder, non les pensées individuelles des êtres se trouvant à bord, mais d’obtenir une moyenne du climat mental général.
Ainsi, un subtil compteur pouvait-il indiquer qu’on avait affaire à un vaisseau de commerce, à une expédition scientifique, à une patrouille militaire ou à un astronef hors-la-loi, monté par de simples pirates de la Galaxie.
Mais, au fur et à mesure que le psycho-radar déterminait le climat des astronefs triangulaires, alors que le voyant orangé n’arrivait pas à se fixer sur un métal ou un alliage précis, Martinbras se sentait pâlir et son trouble n’échappait pas au jeune lieutenant.
Cette escadrille n’était constituée par aucun élément connu, ce qui indiquait la provenance d’une constellation encore non contactée par les Solariens et leurs alliés galactiques. D’autre part, il était bien évident que ces gens avaient des intentions nettement belliqueuses. Et le psycho-radar fournit de telles précisions que Martinbras jura, non par les comètes, mais bien par le nom sacré du souverain Créateur du Grand Cosmos.
– Nom de Dieu, Fougère !… Ils en veulent à Sol III ! Livide, mais très droit, Fougère râla :
– La Terre… Le Martervénux… Commandant ! La sidéroradio nous a alertés… Il se passe à Parisipolis et ailleurs, des choses qui…
– Il va s’en passer des choses !… Tout le monde à son poste !
En un éclair, le cosmonef fut en état d’alerte. Les inframauves étaient braqués, un réseau d’ondes bleues prêt à fonctionner, pour isoler le Fulgurant et offrir un pare-choc irrésistible à un tir ennemi éventuel.
Mais, avant tout, Martinbras avait fait donner les télépathes.
Il surveilla lui-même l’émission. Quatre spécialistes, coiffés du casque-antenne, assis, immobiles, suivaient sur un écran les éléments du message que Martinbras venait de rédiger pour le président Trex, à son palais de Yorkneuf.
La sidéroradio, comme toutes les radios, est captable. Même codifié, un télégramme est décryptable. La télépathie offrait l’avantage de ne pouvoir être saisie que par des cerveaux entraînés.
Certes, les télépathes étaient loin de posséder les facultés ultra-sensorielles d’un Oreste ou d’un Lio. Entraînés minutieusement, ils devaient se contenter de penser un chiffre, une image convenue, très sommaire (arbre, fleur, animal, figure géométrique). On travaillait toujours à quatre, afin d’obtenir un effet quadridimensionnel, les trois dimensions de base ajoutées à la dimension-temps, de façon à émettre directement dans le continuum espace-temps, et toucher l’ensemble des quatre autres cerveaux récepteurs, dont une équipe était toujours de service sur les planètes du Martervénux.
Ce langage convenu, ce morse interstellaire, donnait d’assez bons résultats, à condition d’utiliser des phrases simples, de ne pas chercher à développer des propositions philosophiques subtiles. Mais c’était l’idéal pour les comptes rendus d’ordre militaire. Ce qui était le cas.
Le système quadridimensionnel permettait de supprimer les distances, et d’obtenir une translation très nette à des années-lumière du point d’émission. Martinbras eut la satisfaction de savoir, au bout de quelques minutes, que Yorkneuf était à l’écoute et enregistrait convenablement.
Les télépathes, sous les casques-antennes, suaient à grosses gouttes. Ils fixaient, l’œil un peu hagard, l’écran présentant les images conventionnelles correspondant au texte à transcrire. Ils absorbaient l’image, afin de lui permettre d’envahir leur cerveau par le truchement du nerf optique. Et, là-bas, sur Sol III, les récepteurs, enfermés dans une salle parfaitement obscure pour échapper à toute suggestion visuelle, concentraient leurs attentions, le cerveau stimulé par les microélectrodes, percevaient à la fois l’image quadruple, et prononçaient, en balbutiant, le mot correspondant : … carré … rose …astronef … vitesse, etc.
Entretemps, les contrôles du Fulgurant continuaient à travailler. Martinbras put faire transmettre à la Terre deux autres renseignements d’importance capitale.
Premièrement, les astronefs d’apparence triangulaire étaient, en réalité, des tétraèdres. Vus sous n’importe quel azimut, ils offraient donc toujours un aspect de triangle, ce qui confirmait leur appartenance à une construction d’origine absolument inconnue.
Ensuite, leur axe de direction était dirigé, très exactement, sur l’étoile Soleil. Ainsi se trouvait corroborées les estimations, d’ordre sommaire, du psycho-radar, attestant un climat engendré par l’esprit de conquête de ceux qui montaient les Tétraèdres.
Martinbras était un vieux marin de l’espace. Il estimait déjà que sa mission allait consister, immédiatement, en l’attaque de l’escadrille composée par neuf Tétraèdres, tous braqués sur le système solaire. Il avait confiance, l’indomptable commandant, dans les armes Martervénusiennes, ondes bleues et rayons inframauves.
Il est bon de dire qu’il n’était pas au courant de ce qui venait de se passer sur la planète-patrie, et dans quelles conditions ces formidables inventions avaient lamentablement échoué, là où un simple ours en peluche avait réussi aisément
Mais il déchanta, et ses goûts belliqueux furent contrés sans retard.
Il était en train d’avaler une nouvelle tasse de café, tout frais moulu, afin de se préparer à diriger le tir du Fulgurant dans une bataille qu’il voulait livrer sans retard, lorsque les télépathes lui firent remettre l’ordre du président Trex.
Le Fulgurant devait se contenter du rôle d’éclaireur, observer les Tétraèdres, transmettre au fur et à mesure, au Présidium du Martervénux, tout ce qu’il pourrait apprendre à leur sujet.
La rage au cœur, le commandant Martinbras renonça à se battre, et donna des instructions pour que l’astronef demeurât en état d’observation permanente.
*
Sur Terre, et dans les six planètes, la nouvelle avait été rapidement connue.
Les Jovio-Neptuniens, eux aussi, étaient alertés. L’Empire du Soleil devait oublier ses petites querelles internes et s’apprêter à faire front contre l’envahisseur.
Pour le Présidium, comme pour l’opinion publique, il n’y avait aucun doute possible. Les Tétraèdres étaient les engins montés par les assassins des voyants, ceux qui avaient suscité le dragon de Parisipolis, ceux qui, enfin, mettaient en œuvre des moyens inédits pour conquérir le monde solarien, et particulièrement Sol III, la Terre, la planète verte que la tradition présentait comme ayant servi de cadre à l’Éden dont tous les peuples humanoïdes gardaient la trace nostalgique dans leurs légendes, et ce, quelle que soit leur planète d’origine.
Serge Vérix, dès qu’il fut tenu au courant, ne perdit pas de temps.
Cette fois, il prévint le Dr Aghar, son maître, et le grand savant, toujours grognon d’avoir dû renoncer à ses théories, dérouté par ses propres expériences, ne put que s’incliner, lui donnant un congé illimité, pour peu qu’il demeurât en contact avec lui par sidéroradio, car les événements allaient sans doute se précipiter, et ils auraient besoin, même à des millions de kilomètres, d’échanger leurs impressions.
D’ailleurs, Serge lui-même, au cours de la délicate mission qu’il se proposait d’accomplir, estimant que c’était là son devoir, ne voulait pas non plus continuer à vivre sans être tenu au courant de l’état de santé de ZA6-30, toujours couvé dans l’œuf-matrice. Il était possible, d’ailleurs, qu’à son réveil, ou même si Aghar estimait devoir soumettre son entendement léthargique à l’épreuve du toposcope, Oreste se mit à donner d’intéressantes précisions concernant l’attaque des Tétraèdres.
Mais, en durée terrestre, les renseignements fournis par l’équipage du commandant Martinbras permettaient de croire que les ennemis interstellaires n’aborderaient pas l’orbite de Pluton, frontière solarienne, avant six ou sept révolutions terrestres, soit six ou sept fois vingt-quatre heures.
Très peu de temps après l’alerte interplanétaire, un fusobus quitta Parisipolis.
Il était piloté par le Dr Serge Vérix, il emmenait, vers une destination non révélée publiquement, Sandra et le petit Lionel.
CHAPITRE XII
Le fusobus était englouti à huit mille mètres, au fond des abîmes abyssaux de l’Atlantique, au large des archipels caraïbes.
Sphéroïde parfait, fondu dans une seule coulée de platox, le merveilleux métal saturnien léger comme l’aluminium et dur comme le platine, il n’offrait pas la moindre aspérité sur son contour, ne s’ouvrant que par panneau désintégré. Les hublots, en dépolex translucide, réfractaires aux météorites et aux rayons cosmiques, ouvraient six yeux immenses, haut de deux mètres, et permettant une surprenante visibilité.
Parfaitement étanche comme tout vaisseau spatial, il se balançait présentement entre deux eaux, globe à l’aspect de doux métal blanc luisant, surprenant les étranges poissons des profondeurs, Lio s’occupait ferme avec un jeu de construction, un jeu de figures géométriques et de solides, à l’ancienne mode, car il n’avait pas été question d’emmener les jouets merveilleux de la nursery-robot. L’indispensable Martin, et quelques autres babioles, étaient du voyage. Mais l’enfant, content d’être avec sa maman et son grand ami « Serze », semblait se trouver très heureux ainsi.
Serge Vérix et Sandra examinaient un atlas interplanétaire, gros album de diapositives luminescentes, qui donnaient les figures de toutes les terres connues du système solaire.
– Ainsi, murmurait la jeune femme, c’est là que nous allons !…
– Oui, ma chère amie… À Géographos ! Mais soyez sans inquiétude. Nous nous y rendons sur le conseil d’Oreste lui-même, transmis de son subconscient à l’écran toposcopique.
Elle examinait l’aspect de la planète miniature, qui roulait à plus de dix millions de kilomètres de la Terre. C’était une sorte de rocher perdu dans l’espace, comme Éros et quelques autres. Pourtant, l’atlas indiquait que Géographos avait été habitée. D’abord par les Martiens, dont la civilisation multimillénaire avait conçu, bien avant les Terriens, le voyage spatial par soucoupe volante. Puis des Terriens y avaient habité à leur tour, une centaine d’années auparavant. Toutefois, depuis plusieurs lustres, les essais de colonisation s’étant avérés peu heureux, on donnait officiellement la planète comme abandonnée, quoique pourvue d’une atmosphère riche en oxygène, d’eau et d’une végétation assez vivace.
Serge expliquait qu’il avait passé des heures à l’Observatoire parisipolitain avant de trouver. Mais ZA6-30 avait indiqué une petite planète de type nettement solarien, et précisé qu’il s’y élevait une construction vétuste, de style terro-martien. Un cosmographe l’avait guidé dans ses recherches et ils avaient fini par établir que le corps céleste désigné toposcopiquement était bien Géographos.
Le message dramatique du commandant Martinbras avait décidé Serge, et Sandra, éperdue, avait docilement accepté de le suivre avec son fils. Le Dr Vérix estimait en effet que les Tétraèdres menaçant le système solaire, ils chercheraient, une fois encore, à détecter sur Sol III et les autres planètes tous les êtres sub-sensoriels encore vivants.
Lio était peut-être le dernier. Mais Serge avait de bonnes raisons de penser que, s’ils l’épargnaient, c’était pour l’utiliser encore en de dramatiques circonstances. Il se souciait peu de voir l’enfant d’Oreste et de Sandra déchaîner, sur la verte planète, tous les monstres enfouis dans son imagination par la pratique du lecteur électronique et du guignol en reliefcolor.
Toutefois, il importait de dérouter, si c’était possible, l’action des Tétraèdres. Ces êtres étranges pouvaient avoir, eux aussi, des vues sur Géographos, et détecter l’envol du fusobus. Serge avait donc décidé d’attendre les nouvelles, pour ne pas s’aventurer trop tôt dans le vide spatial.
Et, pour protéger l’enfant au maximum, il avait conduit le fusobus au fond de l’océan.
Le départ avait été précipité. Lio, un peu surpris de tous ces événements, s’en amusait avec l’inconscience de son âge. Sandra tremblait pour son fils. Elle avait pleuré à l’idée de quitter la Terre, de s’éloigner d’Oreste. N’avait-il pas été foudroyé, lui aussi, comme les sorciers et les cartomanciennes ? Mais, pour l’instant, il semblait relativement à l’abri, dans l’œuf-matrice, où les éléments électro-organiques avaient du moins l’avantage de le revitaliser en permanence, même en cas de nouvel attentat cosmique.
Les yeux perdus vers un hublot, regardant les poissons aux formes bizarres, les mollusques mal connus, les animaux-fleurs croissant sur les rochers et que les feux du fusobus éclairaient bizarrement, Sandra demeurait un peu rêveuse :
– Ainsi donc, Serge, vous pensez que ce cercle d’humains est, en quelque sorte, une protection… des alliés pour nous ?
– Je le crois, petite amie. Ces gens sont originaires du Martervénux. Tous respirent la bonté, la vigilance… Oreste le sait, ce sont nos alliés. Ils nous attendent sur Géographos.
– Ils attendent Oreste !…
– Oui. Et peut-être son fils. En tout cas, ils savent. Sont-ce tous des sub-sensoriels ? Je ne sais rien. Mais il est bien évident que si la solution à notre formidable problème tient quelque part, c’est là, et non ailleurs, qu’il faut la chercher. Enfin, je vous l’ai dit, Oreste a pensé, par Œil III, notre voyage. Il me donnait l’ordre de l’effectuer, il me désignait pour vous conduire, vous et votre fils, sur Géographos. Aghar lui-même l’a admis…
– Difficilement !
– Mettez-vous à sa place ! Savant rationaliste, il a traité Oreste en dément, malgré ma douce résistance. Ensuite, il a, très sportivement, convaincu le Présidium de Yorkneuf d’une réalité évidente : Oreste savait à l’avance l’attaque des Tétraèdres et connaissait la naissance spontanée du dragon… Puis, sur mon insistance, il a tenté l’expérience du toposcope, enfin celle du sondage de la pinéale.
Le gigantesque ami d’Oreste eut un bon rire :
– Pauvre cher professeur ! Il était d’une humeur massacrante ! Il ne comprenait rien aux images farfelues qui apparaissaient… Il ne voyait qu’une chose : la faillite de ses théories, désagrément contrebalancé cependant par la réussite d’une expérience jamais tentée.
Sandra suivait, du regard, quelque chose qui évoluait dans les eaux autour du fusobus.
Serge, qui ne voyait rien, tout à son récit, s’amusait tout seul de l’attitude brusque, souvent contradictoire, du professeur amené à se renier lui-même à plusieurs reprises :
– Enfin, il a prétendu que tout cela était merveilleux, scientifiquement, mais que, relativement au but cherché, cela ne signifiait rien. Et pourtant…
Sandra l’interrompit :
– Serge, ne remarquez-vous rien ?
Il fronça le sourcil. Certes, la jeune femme traversait une telle période critique qu’elle redoutait tout. Il lui assura que, pratiquement, ils étaient garés à huit mille mètres de fond, et que la mer formait un écran naturel qui pouvait — c’était une hypothèse — détourner l’action des ondes tentaculaires dont se servaient les Tétraèdres pour assassiner les humains ou agir sur leur cerveau, en vertu du phénomène de réfraction des rayons.
Mais il regarda tout de même. La clarté, obtenue par le néon magnétisé utilisé à bord de tous les astronefs, et d’usage pratiquement illimité, permettait de voir parfaitement clair en dépit de l’énorme masse d’eau.
Un poisson cabriolait devant le hublot. C’était une sorte de corps longiligne, noirâtre et luisant, muni de multiples nageoires vibratiles, et possédant une gueule béante, formidable, trente fois volumineuse comme l’ensemble du corps.
– Oui, je vois… C’est un poisson monstrueux, l’eurypharynx. Il fait partie de ces espèces créées pour vivre dans les abysses, et qui ne peuvent supporter la pression atmosphérique. Quand on les pêche, ils vomissent leurs entrailles et…
– Serge… Je sais ce que c’est qu’un eurypharynx. Mais celui-ci… Il a… Oh ! Serge, est-ce que je deviens folle ?
Vérix avait bondi et écrasait, au hublot, son large faciès, qui reflétait l’ahurissement le plus total.
– Tonnerre de Mars, Sandra… Mais, il a des ailes !…
La bizarre créature disparut, étendant dans les flots une paire d’ailes à faire envie à un vautour-condor. Mais, derrière lui, une sorte d’araignée de mer, monstrueux crustacé aux pinces capables de couper un membre humain, se traînait parmi les actinies du rocher.
Et Sandra, hallucinée, comme le Dr Vérix, voyait le tourteau agité de tressaillements qui attestaient de grandes difficultés. On eut juré une femelle en travail. Mais ce que voyaient les observateurs, ce n’était pas la genèse d’une portée de petites araignées de mer, c’était, tout bonnement la métamorphose particulière de ce spécimen, qui était en train de se munir de feuillage, tel un arbuste.
De la carapace, large de près d’un mètre, qui éclatait en s’étiolant, jaillissaient, projetées spontanément vers les grands fonds, des tiges souples, d’un joli vert transparent, où des feuilles se déroulaient aussitôt. Cela formait un véritable buisson, sans cesse croissant, et Serge et Sandra, abasourdis, le virent bientôt fleurir, ce buisson vivant, ce crustacé-arbre, qui se mit à porter de charmantes corolles d’un rouge ardent.
Il en avait l’air fort embarrassé, l’habitant des profondeurs et il s’en alla, à reculons, trimbalant sur son dos un curieux bosquet, à l’aspect insolite, totalement déplacé dans le paysage sous-marin.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? gémit Serge. Est-ce un tour de nos Tétraèdres ?… Ils nous auraient détectés ici… sous l’océan ?
Grattant à deux mains son cuir chevelu, fourrageant dans sa crinière abondante et un peu hirsute, le psychiatre hurla :
– Je deviens dingo ! Dingo !… Je rentre chez Aghar !… La Ville des Fous, c’est ma place… Et non plus comme médecin traitant !
Ils se regardèrent un moment, silencieux. Sandra murmura :
– Cette plante, Serge…
– Oui ? geignit le praticien, épouvanté.
– Sur l’araignée de mer… ce qui poussait… c’est une impatience…
– Quoi ?
– Oui. Une balsamine. Rappelez-vous… Il y en avait une, chez nous, dans le salon… Avec ses petites fleurs écarlates, sa tige cassante comme du verre
Serge releva brusquement la tête. Une flamme passa dans ses yeux :
– Une balsamine ?… Il y en avait une semblable chez vous ? Il cria soudain :
– Lio… Mon petit Lio… Où es-tu ?… Qu’est-ce que tu fabriques ?
L’enfant parut aussitôt. Il jouait, tout bonnement, près des moteurs, et accourait, souriant, heureux, à l’appel de « Serze ».
– Qu’est-ce que tu faisais, chéri ?
L’enfant rieur sautait d’un pied sur l’autre :
– Lio faisait joujou !
– Tu faisais joujou ? Avec quoi ?
– Les tis zoizeaux !
– Les oiseaux ? Mais il n’y a pas d’oiseaux ici ! Voyons, Lio…
– Si ! affirma le petit, d’un ton sans réplique. Lio a vu un tit zoizeau… Un tit zoizeau…
Serge cligna de l’œil en direction de Sandra et gonfla sa joue d’une pointe de la langue :
– Je vois ce que c’est… Mais, Lio, reprit-il, tu es un grand garçon, tu sais bien que les oiseaux ont des ailes… Ils n’ont pas d’ailes, les oiseaux du fond de la mer…
Lio grogna un peu, quelque chose de peu intelligible dans son langage encore babillant. Puis il releva la tête et une joie intense et pure passa dans son œil bleu :
– Tit zoizeau a des ailes ! cria-t-il triomphalement.
Il désignait, au-delà du hublot, l’eurypharynx qui évoluait, visiblement surpris de s’être vu affublé de cette vaste paire d’ailes, dont il pouvait trouver l’utilité discutable.
Sandra commençait à comprendre. Elle n’en était plus à regarder son baby avec épouvante. Sans doute, en son cœur maternel, commençait-elle à éprouver une fierté légitime d’avoir mis au monde un rejeton doué de telles possibilités.
Serge s’était accroupi devant Lionel, pour que sa gigantesque personne fut à l’échelle :
– Mon loup… Les poissons n’ont pas besoin d’ailes… Il ne faut pas faire ça !
– Ah ? Pourquoi ? interrogea l’enfant, visiblement surpris.
Le savant psychiatre Serge Vérix ne sut trop quoi répondre.
Sandra vint à son secours :
– Lio, voyons… Puisque Serge te le dit… Tu sais bien qu’il faut écouter… Lio plissa un peu le nez et fit : oui, Maman.
Mais la question n’était pas entièrement réglée.
– Dis, Lio… tu aimes les fleurs ? Lio jeta ses petits bras autour du cou puissant de son ami :
– Oui, Serze. Lio aime les fleurs…
– Allons, ne parle plus comme un bébé. Tu es grand, dit Sandra. Je t’ai expliqué : il faut dire : j’aime les fleurs.
– J’aime les fleurs, répéta docilement Lionel, tout en cherchant quelque chose du regard, vers les grands fonds.
Mais l’araignée de mer, encombrée de son buisson spontané, n’avait pas la complaisance de l’eurypharynx et s’en était allée, avec sa singulière floraison, se perdre dans l’immensité des abysses.
– Va jouer, mon Lio.
Lio partit en gambadant retrouver Martin. Serge et Sandra pouvaient conclure sans effort. La jeune femme soupira :
– Il utilise son pouvoir sub-sensoriel, c’est bien ça, n’est-ce pas, Serge ? Il s’est amusé à donner des ailes à l’eurypharynx, qui lui faisait l’effet d’un oiseau mutilé… et il a, par simple caprice, doté la carapace du grand tourteau d’une superbe impatience, comme celle qu’il connaissait bien, et qui , se trouvait chez nous à Parisipolis…
– Je pense, dit simplement Serge, qu’il serait temps de changer de planète, sinon Lio va finir par bouleverser la création !…
– Peut-on quitter la Terre sans péril ? s’inquiéta Sandra, Serge se dirigea vers les commandes du fusobus. Il palpa quelques manettes et un vidéo leur apporta les dernières nouvelles.
Les flottes du Martervénux et celles des Jovio-Neptuniens, qui contrôlaient un espace immense situé de la zone des petites planètes transmartiennes à l’orbite de Pluton étaient en état d’alerte. À Yorkneuf, le Présidium siégeait en permanence.
Du Fulgurant, les télépathes du commandant Martinbras envoyaient de précieux renseignements sur les Tétraèdres. On commençait à connaître la composition de leur escadre. C’était impressionnant et, au départ, Martinbras et ses hommes n’en avaient vu que l’avant-garde.
Tout portait à croire que la flotte des Tétraèdres se composait de neuf escadres différentes, comptant chacune neuf formations de neuf astronefs, ce qui laissait entendre qu’en vertu des pouvoirs exceptionnels dont disposaient les ennemis galactiques de l’empire du Soleil, la situation était quelque peu inquiétante.
Sandra redoutait l’envol du fusobus. Leur position sous-marine lui donnait une vague sécurité, bien que rien ne démontrât l’efficacité de la réfraction des rayonnements quant aux possibilités d’égarement des ondes meurtrières qui avaient tué tous les médiums, Oreste y compris. Mais Serge pensait que, de toute façon, les Tétraèdres avaient tué en surface de la planète. La couche océane le rassurait et il cherchait à faire partager cette impression à Sandra.
Il n’avait pas choisi au hasard la fosse abyssale voisine des Caraïbes pour y cacher le fusobus. Le petit astronef, dans peu de temps, serait fort bien placé pour s’élancer, par sa force gravitationnelle, à la rencontre de Géographos. Il s’en fallait encore de trois heures avant que le point favorable fut atteint, par la rotation de la Terre, afin de viser avec le maximum de chance de rejoindre la petite planète dans un temps réduit. Les calculateurs électroniques, tenant compte des orbites spatiales de Sol III et de Géographos, étaient formels sur ce détail.
– Moins de trois heures, Sandra… Nous nous envolerons.
Ces trois heures parurent mortelles à Sandra. Sur le conseil de Serge, elle joua le plus possible avec Lio. Tout d’abord, cela la distrayait elle-même, et pendant ce temps, l’enfant ne se livrait pas à des expériences plus ou moins conscientes sur les habitants des grands fonds, qui, si la situation s’était prolongée, auraient donné naissance à quelques mutations curieuses, engendrant des races neuves et des phénomènes insolites dans le domaine de la zoologie et de l’ichtyologie.
Le vidéo apporta des nouvelles rassurantes. Aucun crime nouveau n’était signalé, ce qui signifiait, soit que les Tétraèdres avaient massacré tous les voyants susceptibles de les dénoncer, soit qu’ils se trouvaient assez près du monde solarien pour précipiter leur attaque, sans plus se soucier des préparatifs de riposte.
Oreste semblait donc ne rien risquer. Sandra pensait à lui avec une grande tendresse inquiète, évoquant son mari bien-aimé, étendu, tout blanc vêtu de sa combinaison hermétique, dans l’œuf-matrice sur lequel veillaient les vigilants organes-mères, en une ronde colorée et féconde.
Le Présidium avait sans doute sagement agi en interdisant à Martinbras de livrer un combat inutile. Le Fulgurant risquait la destruction pure et simple, alors qu’à présent il était l’œil avancé du monde du Soleil, face aux Tétraèdres.
Serge, maintenant, demeurait en éveil. Il suivait avec attention les indications de ses cadrans. Bientôt, Géographos passerait, quelque part dans le ciel. Compte tenu des vitesses de rotation des deux planètes, l’appareil n’aurait qu’une distance relativement réduite à parcourir. Après le démarrage gravitationnel, ce serait la force photonique qui agirait et le psychiatre, qui possédait son permis de conduire astronef-touriste, se jurait bien de faire donner toute la puissance, quitte à risquer la détérioration de ses générateurs, sous l’impulsion des photons inépuisables, qui décomposaient la lumière à jet continu.
Dix minutes avant l’heure de l’envol, prêt à partir pour Géographos sans savoir encore ce qu’il allait y trouver, et comment il déchiffrerait l’énigme du pouvoir sub-sensoriel de Lio, Serge éprouva une suprême émotion.
Le cœur un peu serré, il regardait courir les petites aiguilles, soucieux de lancer le fusobus au moment précis. Déjà, il provoquait la remontée vers la surface et le globe de platox s’élevait lentement, surprenant des myriades de poissons qui fuyaient devant cet aquatique inconnu. Mais Serge connaissait le soulagement de ne leur voir pousser aucune aile ni aucun appendice végétal.
Ce repos moral fut de courte durée.
Il entendait Lio babiller, sans cesse en mouvement comme tous les enfants, qui ne s’arrêtent qu’à épuisement total pour dormir immédiatement.
L’esprit toujours en éveil, il tourmentait sa mère :
– Maman… il y a des grenouilles dans la mer ?
– Non, mon chéri… Dans les rivières et les étangs… tu en as vus, tu te rappelles, à Champ-vallon…
– Tu m’as dit que ça vivait dans l’eau… Dans la mer… c’est de l’eau !
– Oui. Mais rappelle-toi, je t’ai dit qu’elle était salée…
– Ah ! oui… Dis, Maman, il y a des serpents, dans la mer ?
– Des serpents ?… Non… Pas comme ceux qui vont sur la terre… Serge se sentit inquiet, pressentant la suite.
– Dis, Maman…
Quand Lio, quelques secondes plus tard, fit allusion au serpent de mer, dont il avait vu probablement une représentation fantaisiste dans son guignol en reliefcolor, Serge songea nettement à avancer l’heure du départ pour le vide interplanétaire, d’autant plus que Lio regrettait l’absence de serpent de mer, Sandra lui ayant expliqué que ce genre n’existait pas dans l’espèce animale. Ou tout au moins qu’il avait disparu depuis longtemps.
– Alors, insista l’enfant, pourquoi qu’on dit le serpent de mer s’il n’existe pas.
– Il n’existe plus, si tu veux…
– Il y en a peut-être encore un…
La voix de Lio exprimait quelque chose d’indéfinissable. Serge toussa, s’étrangla avec sa salive. Le fusobus devrait s’envoler dans quelques minutes pour foncer droit sur Géographos.
Instinctivement, le docteur Vérix, les mains sur les commandes, regarda à travers les hublots. Dans la lueur du néon magnétisé, les ondes semblaient, d’autant plus claires qu’on approchait de la surface.
Une forme immense, indéfinie, s’agitait lentement, très loin sous les eaux, venant droit sur le fusobus.
Cela ressemblait à une colline, mieux, à une chaîne de collines qui, agitée de quelque séisme au rythme lent, descendrait implacablement vers une plaine.
Serpe comprit.
Il brusqua les choses, criant :
– Sandra !… On s’envole !…
Le fusobus creva la surface de l’océan et, globe étincelant dans la clarté du soleil, il fila vers le zénith avec une telle rapidité que l’œil eut éprouvé quelque peine à suivre sa trajectoire.
Déjà, Serge, Sandra, et Lio, à une allure insensée, s’éloignaient de la Terre et fonçaient vers Géographos, à la recherche de la clé de leur extraordinaire problème.
Crispé aux commandes, Serge suivait ses contrôles et cherchait à garder la bonne direction, bien qu’il eut avancé le moment du départ de quelques courts instants, risquant de donner à la trajectoire de son engin un écart de plusieurs degrés.
Mais il préférait cela à la rencontre du serpent de mer, dont il avait entrevu la formidable silhouette en train de naître au sein des fosses Atlantique, et qui eut avalé le fusobus comme un navigateur interplanétaire avale, pour se sustenter, l’unique pilule vitaminée qui lui vaut une nutrition convenable pour une demi-journée, en durée terrestre…
CHAPITRE XIII
Evreohlk sourit d’un air satisfait. C’était la première fois depuis bien longtemps. Sous ses cheveux blancs, abondants et un peu bouclés, son visage couleur brique, au nez proéminent, rappelait ceux des Incas de Sol III, descendants, comme lui, des Peuples Perdus de Sol IV, la planète Mars.
La nouvelle était satisfaisante. Le fusobus approchait de Géographos. Le vieux Martien se leva et alla regarder à la fenêtre. Dans le ciel vert de Géographos, on pouvait distinguer un petit point noir. Le Martien le suivit du regard, un léger pincement au cœur
À bord devait se trouver l’enfant sub-sensoriel qui détenait peut-être le salut de l’empire solarien.
Bientôt, le point grossissant à vue d’œil devint non plus sombre et quelconque, mais brillant comme une étoile d’argent aux rayons du Soleil. Evreohlk regarda encore le firmament couleur espérance, formé par l’atmosphère particulière de la planète miniature. Quelque part vers l’Est, même à cette heure diurne, on devait voir Sol III.
Il la vit, la vieille Terre qu’il connaissait bien. À peine brillante, on la distinguait à l’œil nu, un peu au-dessus de la coupole du temple-palais. En son cœur nonagénaire, Evreohlk lui adressa un salut fraternel. Sœur de Mars, elle avait couvé le petit Lionel, qui serait arrivé dans quelques minutes.
Et le grand Evreohlk, l’héritier des Peuples Perdus, le plus grand voyant-télépathe du Martervénux, le réprouvé chassé ignominieusement, six lustres plus tôt de sa planète-patrie, Mars la Rouge, songea qu’il allait devoir s’incliner devant un bambin qui, bien plus que lui, possédait la faculté de la pensée créatrice.
Il murmura, s’adressant au Divin Maître du Cosmos, une fervente prière, exprimant à la fois son humilité et sa reconnaissance. Dieu lui avait envoyé bien des épreuves, les Peuples Neufs de Mars et de tout l’empire du Soleil, férus de leur science positive, voulant achever d’arracher des cœurs des hommes la croyance en la Puissance Supérieure. Et lui, en punition sans doute de ses fautes, après avoir été astreint à une fuite honteuse, à un exil cruel, allait constater que son pouvoir n’était pas grand-chose devant celui du fils d’Oreste et de Sandra.
Evreohlk, soutenu par son fils Ahrnim, un solide gaillard quinquagénaire, descendit vers l’astroport minuscule que les anciens colons de Géographos avaient installé, cent années plus tôt, et que le vent incessant rendait de plus en plus impraticable.
Deux ou trois petits astronefs étaient là, en plein vent, faute de hangars, la majorité des constructions étant vétustes. Mais il y avait place très aisément pour l’atterrissage du fusobus.
Le sphéroïde de platox se posa. Dans la tour de contrôle aux étais métalliques rouillés, Yéo, le fils d’Ahrnim, se battait avec des appareils en assez piètre état. Pourtant, il arrivait à émettre un train d’ondes suffisant à guider le pilote du fusobus. Le vieil Evreohlk eut un soupir de soulagement. Les Terriens étaient arrivés.
À travers les hublots de dépolex, il pouvait les voir, tous les trois, le médecin-pilote, gigantesque, impressionnant avec sa tête plutôt petite et son regard étincelant, sa mâchoire contractée farouchement, ses longs bras terminés de poings formidables et velus, étreignant un désintégrateur à toutes fins utiles.
Derrière lui, il y avait la jeune femme, pâle sous ses cheveux clairs, serrant dans ses bras l’enfant sub-sensoriel.
– Laisse-moi, Ahrnim !
Le solide Ahrnim n’avait guère l’habitude de discuter les ordres de son père. Il avait été éduqué par lui, bien entendu, mais il était peu doué pour la télépathie, pas plus d’ailleurs que Yéo, et les facultés exceptionnelles, ce n’était guère son fort. Le désintégrateur que tourmentait le Terrien l’inquiétait un peu. Toutefois, il laissa le vieux Martien se diriger, seul, à la rencontre des voyageurs interplanétaires.
L’aspect vénérable d’Evreohlk, son attitude bienveillante, rassurèrent un peu Serge et Sandra. Lio, lui, s’était fort amusé pendant le trajet, d’ailleurs assez court, sa première translation d’une planète en une autre. Serge, en tout cas, savait qu’il était arrivé à la bonne destination, ayant reconnu, du premier coup d’œil, la construction terro-martienne révélée par le subconscient de ZA6-30 et les documents de l’Observatoire de Parisipolis.
Un des hublots de dépolex fut désintégré instantanément. Serge sortit le premier, sans lâcher son arme. Sandra, étreignant Lio, hésitait encore.
Le vieillard martien s’avança, tendant ses mains ridées :
– Soyez les bienvenus à Géographos ! prononça-t-il.
Serge salua, de façon maladroite, mais déférente. Tout de suite, il se sentait subjugué, ému, par cet homme d’un autre âge, d’une autre race que la sienne, mais qui respirait la bonté, et dont les yeux, dans le visage ravagé, luisaient encore d’une flamme vive.
– Vous pouvez abaisser votre arme, Docteur Vérix. Ici, vous ne risquez rien…
Convaincu, Serge obéit. Mais son esprit de chercheur, de scientifique toujours en éveil, avait besoin de précisions.
– Salut à vous, dit-il. Pouvez-vous nous dire où nous sommes ?
– À Géographos, une des plus petites planètes de l’empire solarien, à environ dix millions de kilomètres de la Terre…
– C’est vous qui nous avez fait venir, n’est-ce pas ?
– Oui, Docteur.
Serge aspira l’air vif de la petite planète et cligna de l’œil parce qu’il avait reçu un grain de sable sous la paupière. Grimaçant et pleurant un peu, agacé, il se frotta vigoureusement la cavité orbiculaire.
– Mais qu’est-ce donc, Géographos ?…
– C’est le refuge, Docteur, de toutes les victimes de la loi anti-médium… Nous sommes à peu près trois cents, maintenant, à vivre ici… Certes ce n’est pas désagréable… Il fait chaud, et il y a, sur l’autre face de ce petit monde, une forêt abondante, deux lacs, plusieurs sources. La faune et la flore sont réduites, mais vivaces… Toutefois, c’est l’exil…
– Je comprends, dit Serge.
– Voulez-vous prier cette dame de venir se reposer ?
Serge offrit la main à Sandra et elle descendit du petit astronef, tenant Lio qui se mit à poser des questions. Evreohlk regardait l’enfant avec une déférente tendresse.
Evreohlk leur demanda avec simplicité s’ils avaient fait bon voyage, et, tout de suite, sur une question de Sandra, la rassura. Non seulement on ne risquait rien des Tétraèdres, mais encore, si elle y consentait, on aurait promptement l’occasion de mettre définitivement leur puissance en échec.
Serge réserva son opinion. Il ne croyait nullement que le péril fut passé et, il faut bien le dire, il craignait, à chaque seconde, de voir subitement Lio entouré de l’aura tragique qui préludait à la mort foudroyante des ultra-sensoriels, ainsi qu’il avait pu le lire dans le cerveau du père de l’enfant. Mais il se garda bien d’élever la voix, Sandra ayant déjà assez d’inquiétudes.
Evreohlk se présenta et présenta son fils, puis son petit-fils. Déjà, du palais, un petit groupe venait à leur rencontre. La plupart des réprouvés avaient amené leurs familles, ce qui constituait, sur Géographos, une colonie réduite. Des Martiens au teint rougeâtre, au nez puissant, voisinaient avec les Terriens plus pâles et les Vénusiens chauves, à tête ronde et débonnaire. Serge remarqua que la majorité d’entre eux gardaient, dans les yeux, cette flamme que révélaient les yeux d’Evreohlk, comme d’ailleurs il l’avait remarquée chez Oreste et chez Lio. Par contre, Ahrnim et le jeune Yéo étaient des hommes normaux.
Mais tous les yeux se portaient sur Lio, peu ému de l’intérêt qu’il présentait. Il trottinait près de sa maman, s’étonnant du ciel vert, de ce vent incessant, et surtout de cette « grande maison », le palais-temple vers lequel on se dirigeait.
Les femmes, en particulier, faisaient fête à Lionel, mais il refusa tout de même de s’éloigner de sa mère, impressionné par une vieille Vénusienne qui lui faisait des mamours, et dont, probablement, il n’aimait guère le crâne lisse et la face aux traits en rondeurs.
Serge brûlait de poser des questions. Il devina, bien que n’étant guère rompu à la télépathie, que le vieux Martien devinait sa pensée. La logique, il est vrai, laissait entendre que l’heure des explications était proche.
Evreohlk proposa doucement à Sandra d’aller prendre quelque repos ainsi que l’enfant. Les voyages interplanétaires, si courts soient-ils, sont fatigants et générateurs de troubles et d’ankyloses. Sandra, bien que dévorée elle aussi de l’envie de savoir, y consentit, pour son fils, qui s’énervait visiblement.
Une Martienne amène, qui était l’épouse d’Ahrnim, se chargea de l’emmener à la chambre qui lui était réservée. Elle échangea un regard un peu anxieux avec Serge. Elle redoutait de quitter leur ami, leur protecteur depuis l’incarcération d’Oreste à la Ville des Fous, le fraternel médecin qui luttait contre toute une Galaxie et des périls extra-normaux.
Evreohlk, de sa main fanée, fit un geste d’apaisement :
– Je vous comprends, dit-il. Mais je vous assure que nos hôtes ne risquent rien…
Serge, pour sanctionner son acceptation, se pencha sur Lio et déposa un baiser sur le front de l’enfant :
– Va avec maman, mon gros lapin…
– Où tu vas, Serze ?
– J’ai à parler avec Monsieur !
Il montrait le vieux Martien. Lio enveloppa l’héritier des Peuples Perdus de son regard bleu, si clair et si rêveur. Que donna cette inspection ? Nul ne le sut mais, sans plus hésiter, il se rangea aux côtés de Sandra et tous pénétrèrent dans le Temple-Palais.
Dès le péristyle, on se sépara. La construction était très vaste, et tenait encore, en dépit des atteintes météorologiques. Serge, bientôt, se trouva seul avec Evreohlk et Ahrnim. Ils traversaient des salles baroques, majestueuses et un peu surannées, aux colonnades prétentieuses, aux peintures bizarres, où se heurtaient les styles des deux planètes qui avaient autrefois colonisé Géographos, n’y avaient guère trouvé d’intérêt et avaient finalement tout abandonné.
Mais les réprouvés du Martervénux s’y étaient installés le plus commodément possible. Toutefois, leurs moyens étaient réduits, et il semblait bien qu’ils n’eussent pas chassé les fantômes d’un passé lointain, encore présents à Géographos. Sans doute, pensa Serge, des millénaires avant les Terriens, les Peuples Perdus qui avaient engendré sur Terre : Aztèques, Incas, Atlantes, étaient déjà venus sur la petite planète, puis l’avaient oubliée en raison de son peu d’importance, de sa faible densité, créant une pesanteur réduite à laquelle il fallait bien s’accoutumer.
Un peu étourdi, peut-être à cause justement de la perturbation qui s’établissait dans son propre organisme, peu fait pour ce monde miniature, il se retrouva assis dans un fauteuil de cuir racorni, visiblement de provenance terrienne, au centre d’une sorte de bureau aux parois lézardées, très haut de plafond, et qui devait être le quartier général du vieil Evreohlk.
Il avait refusé de se rafraîchir, de se reposer. Rien ne comptait, sinon savoir.
Ahrnim leur avait apporté deux verres de ztax, l’aimable liqueur extraite des arbustes de Deimos. Puis il avait laissé son père avec le Terrien.
Après les libations d’usage, le Martien et son hôte gardaient le silence.
Ils attendaient, laissant chacun à l’autre le soin d’entamer la conversation. En dépit de l’euphorie engendrée par le ztax, Serge était encore anxieux. Il allait sans doute apprendre des choses surprenantes. Et, malgré tout, il n’était pas rassuré. Ce vieux Martien bienveillant, mais sans doute un peu sorcier, ne lisait-il pas dans son cerveau, sans toposcope ?
Serge commençait à s’énerver. Il ne voulait rien brusquer, mais il grillait de savoir. Evreohlk ne se pressait guère, vraisemblablement très maître de lui. Pour se donner une contenance, Vérix se frotta encore la paupière, où le grain de sable avait laissé des traces infinitésimales.
Poliment, le Martien lui demanda s’il souffrait. À bout, le médecin lança :
– Bien mince souffrance, monsieur, auprès des angoisses que j’ai traversées depuis quelques jours.
Le Martien approuva de la tête :
– J’espère que vous êtes au terme de votre épreuve, Docteur… Voulez-vous que nous parlions ?
– Je vous saurais gré, tout d’abord, de me dire pourquoi nous sommes à Géographos.
– J’apprécie votre netteté. Entre nous point d’ambages, bien que notre conversation puisse être assez longue, je le crois… Vous êtes venus parce que je vous ai appelés…
– C’est donc vous qui avez agi sur le cerveau d’Oreste ?
– Oui. Je n’ai aucun moyen de vous toucher directement, Docteur Serge Vérix. La télépathie n’est valable qu’entre sujets doués naturellement. Et je ne fais pas allusion aux spécialistes officiels des services publics, mais bien aux ultra-sensoriels… Votre ami Oreste en est un, comme la majorité de nous tous, ici. Tous ceux qui ont détecté l’avance des Tétraèdres, l’existence de leur planète d’origine — Mkaa, située dans les parages du Bélier — et qui ont pu échapper à l’anéantissement. Car dès que l’espionnage, science en laquelle ils sont maîtres, a révélé que des Martervénusiens captaient leurs émissions, ils en ont supprimé un maximum… Et je ne parle pas des internés, comme votre ami Oreste, victimes de la superstition scientifique des Humains…
– Une simple question : les ultra-sensoriels sont frappés sur les six planètes… Comment peuvent-ils échapper, une fois à Géographos ?
– C’est simple. Les rayons émis par les Tétraèdres sont efficaces contre un isolé, stériles quand ils s’attaquent à un groupe psychique. Notre union fait notre force. Ici, il y a quatre-vingt-dix des nôtres. Oui, je vois que vous respirez, Docteur. Votre petit Lionel ne risque rien et sa puissance s’ajoute à la nôtre. Je vous signale que cet enfant est un sujet exceptionnel.
– C’est mon opinion.
– J’ai eu quelque peine à vous joindre, Docteur. Le Ciel vous a inspiré l’idée de sonder le subconscient de votre ami Oreste. Je pouvais suivre vos expériences — par sidérotélévision je m’empresse de vous le dire et non par des moyens surnaturels.
Il fit une pause et prononça :
– D’ailleurs, l’enseignement des Peuples Perdus est formel. Rien n’est surnaturel. Le Créateur qui a construit le Cosmos a établi des Lois. Ces Lois sont intransgressibles. Mais les Humains ont la rage, dès qu’ils acquièrent un peu de savoir, de nier ce qui est invisible, ou tout au moins la portion de l’invisible qu’ils n’ont pas su détecter… Tous nos malheurs viennent de là…
Serge écoutait avec attention. Il pressentait que la suite du discours serait des plus intéressantes.
– Dès que vous avez établi le contact avec la glande pinéale d’Oreste tous les espoirs étaient permis. Le résultat, vous le voyez, a été parfait. Je pouvais agir, d’ici, sur son cerveau exceptionnel… Vous avez su, avec votre seule intelligence, votre esprit déductif et rationaliste, comprendre nos messages…
– Merci. Mais, si vous pouviez suggérer à Oreste les images nécessaires à me renseigner, ne pouviez-vous également, et plus simplement, les envoyer dans le cerveau du petit Lio ?
– Oui, certes. Mais il est si jeune… Il risque une interprétation puérile, aisément erronée… De surcroît, il importe de ne pas abuser de cette petite âme pure…
Serge marqua, d’un sourire, combien il appréciait ce genre de scrupules.
– Il est regrettable, ajouta-t-il, que les Tétraèdres n’aient pas été aussi délicats que vous… N’ont-ils pas osé, ces misérables, utiliser l’enfant comme transistor de leurs formidables expériences ? Vous ne pouvez ignorer ce qui s’est passé près de Parisipolis, et comment ils ont, par son truchement, engendré un monstre fabuleux, qui a causé des dégâts considérables et…
Evreohlk l’arrêta d’un geste très doux de la main :
– Pardon, Docteur… Nous arrivons là à un point d’erreur… Le petit Lio n’a jamais été sous l’influence des Tétraèdres de Mkaa, mais toujours sous la nôtre…
Serge bondit dans son fauteuil et renversa son verre de ztax, qui se brisa sur le sol.
Livide, fixant dans les yeux le vieux Martien, il râlait, bouleversé :
– Vous !… C’est vous qui ?…
– Nous ! affirma l’ancêtre en souriant toujours.
Une expression de rage douloureuse crispait le visage honnête de Serge :
– Ainsi donc, c’était un piège… Et je m’y suis laissé prendre comme un enfant… Vous nous avez attirés dans un guet-apens… Et moi ! Moi qui ai juré à Oreste de protéger sa femme et son fils, je vous les ai livrés… Ah ! je vois clair dans votre jeu…
– Vous vous égarez, mon cher Docteur !
– Trêve de simagrées !… Je comprends tout… Ne m’avez-vous pas dit que le peuple de Mkaa était passé maître dans le domaine de l’espionnage ? Je crois saisir…
– Je vous assure que non !
– Les espions des Tétraèdres… voilà ce que vous êtes… Mais je… Evreohlk n’avait pas bougé.
– Ne tourmentez pas votre désintégrateur, Docteur Vérix… Même si vous me tuez, cela ne changera rien. Sinon que vous perdrez du temps ! Et mes amis vous renseigneront, ce qui ne vous laissera que du remords… Regardez-moi bien… N’ai-je pas l’air, vraiment, d’un Martien ?
– Cela ne fait aucun doute, mais…
– Asseyez-vous je vous en supplie… Et permettez-moi de vous apporter un autre verre de cet excellent ztax…
Il se dirigea vers un petit meuble, suivi du regard par l’œil aigu de Serge, prêt à tout. Mais Evreohlk n’apporta en effet qu’un second verre qu’il remplit de la liqueur vermeille de Deimos.
Son attitude calme, l’aura amicale qui émanait du vieillard, impressionnaient malgré tout le généreux athlète terrien.
– Vous êtes un grand cœur, Docteur Vérix. Vous croyez à l’amitié et au devoir. Vous ne serez pas déçu… Mais pour l’amour du Ciel, écoutez-moi et cessez de me prêter des pensées indignes, des trahisons infâmes. Je suis un de vos frères humanoïdes. Voilà tout. Je suis un sub-sensoriel, et mon fils, mon petit-fils, n’ont pas hérité de mes facultés… Cela se trouve ainsi. J’ai eu moins de chance que votre cher Oreste, qui a eu le bonheur de transmettre ses dons à son fils. Croyez que je l’envie…
Il avala une gorgée de ztax. Serge s’assit, un peu décontenancé.
– Excusez-moi, bafouilla-t-il.
– Mais voyons, fit le Martien avec indulgence. Cela n’est que trop naturel… Vous êtes surpris, indigné, de savoir que je suis, avec le cercle des ultrasensoriels de Géographos, responsable de la génération spontanée du dragon de Parisipolis ! C’est une expérience cruelle, je l’admets… Mais admettez également qu’il était nécessaire d’agir et… à dix millions de kilomètres, on ne contrôle pas toujours aisément les effets de ses efforts !
Serge poussa un soupir qui en disait long. Evreohlk poursuivit :
– Si vous n’aviez pas pris l’initiative d’explorer le subconscient d’Oreste, j’aurais été embarrassé… J’aurais alors essayé d’entrer en contact, je l’avoue, avec l’esprit du petit Lio. Mais cela aurait sans doute donné des erreurs d’interprétation et je suis heureux d’avoir pu l’éviter… Écoutez-moi : vous-même, bien que non doté de facultés ultra-sensorielles, y avez toujours cru. Vous soignez les aliénés, mais vous savez faire la différence entre un dément et un médium, en dépit de la science officielle. Eh bien, vous étiez l’homme qu’il nous fallait à tous. Ce terme de médium, je le dis en passant, est démodé, gênant même. Il y a eu tant de charlatans, sur la Terre, sur Mars, et dans tous les mondes…
Il parut regretter vivement les abus des diseurs de bonne aventure et l’exploitation de la crédulité publique par ce genre de malfaiteurs.
Serge attaqua :
– Mais… le dragon ?…
– J’y viens. Sandra, l’épouse d’Oreste, a constaté, la première, que son fils était doué. Il a animé un de ses jouets. Un petit ours en peluche. Il était donc capable, comme certains êtres jeunes, d’agir par télékinésie, c’est-à-dire qu’il émet des ondes capables d’agir sur ce réservoir énergétique en suspens dans l’Univers, révélé il y a deux siècles terrestres par votre grand Einstein. Vous savez que les adolescents, et particulièrement les adolescentes, sont les responsables des phénomènes des maisons dites « hantées », qui ont terrorisé les Humanités… En réalité il ne s’agit que des effets de la télékinésie, de la force psychotechnique, capable de faire voltiger des objets, de provoquer des bruits d’autant plus insolites qu’ils sont involontaires, et un certain nombre d’autres extravagances… Le petit Lionel est un psychotechnicien de première force… Dès qu’il a fait agir l’ours (je le surveillais de loin, redoutant contre lui l’action des Tétraèdres) j’ai vu ce qu’on pouvait en tirer…
Amer, Serge jeta :
– Et vous l’avez utilisé ?
– Je n’avais pas le choix. Il fallait faire une expérience. Entrant en communication avec son cerveau, je lui ai suggéré de travailler, si je puis dire, en grand…
– Résultat : l’apparition du dragon…
– Vous me suivez fort bien. Je n’aurais pas voulu une chose pareille, Docteur. Mais Lionel est un bambin. Il venait de feuilleter son lecteur électronique, de voir, sur son petit théâtre, un dragon de la fable terrienne… La première chose qui lui est venue en l’esprit a été aussitôt créée… Un dragon ! Et, je crois que vous l’aviez compris vous-même, il l’a situé dans un cadre qui lui était familier…
– Une catastrophe !
– Nous n’en sommes qu’indirectement responsables… Mais le dragon engendré, il était trop tard !
Serge serra les poings :
– Du moins ai-je pressenti la vérité, sans en comprendre les éléments moteurs…
– Et je vous en félicite. Vous avez fort bien compris qu’une créature si je puis dire synthétique comme le dragon, allergique à toutes les actions mécaniques utilisées contre elle, ne pouvait être vaincue, et même totalement annihilée, que par une autre créature émanant du même Créateur, pour peu que ledit Créateur voulût l’issue du duel en défaveur de sa première création. D’où la victoire aisée de l’ours en peluche sur le monstre…
Serge était rêveur et oubliait sa colère :
– Ainsi donc, l’ours…
– …a vaincu par les champs de force que déterminait le petit Lionel convaincu qu’il fallait détruire le dragon, quand vous lui avez expliqué que le monstre en voulait à la vie de son père…
Le docteur Vérix avala une gorgée de ztax et reposa son verre.
– Parfait ! Tout cela se déroule très logiquement. Mais ces choses comportent bien une explication… rationnelle ?
Evreohlk acquiesça :
– Mais parfaitement. Je vous ai dit que tout était naturel, même l’exceptionnel…
– Il me reste donc à savoir comment un humain, disons un humain spécialement doté par la Nature, peut engendrer à son gré des créatures non prévues au grand catalogue du Cosmos.
– Nous y voilà, Docteur. Je vous disais donc que je ne pensais pas à utiliser le petit Lio, en raison de sa jeunesse, et parce que j’ignorais son pouvoir, jusqu’à ces derniers jours.
– Les Tétraèdres aussi, l’ignoraient…
– Remerciez-en le Seigneur !… En général, les voyants ne se révèlent guère pendant leur prime jeunesse… Sans cela, croyez bien que les démons de la planète Mkaa lui auraient fait subir le triste sort des Humains sub-sensoriels qui, comme nous, n’ont pas eu le temps de chercher refuge à Géographos…
Serge frissonna à cette évocation.
– Mais Lionel s’est révélé à temps, en jouant à faire marcher un jouet de nature inerte. Et par bonheur, trop tard pour que la surveillance des Tétraèdres puisse le saisir… Ils croyaient, sans doute, avoir tué tous les voyants qui captaient leurs ondes… Il ne restait que votre ami Oreste, à la Cité-Clinique. Ils l’ont tué, en effet, mais le professeur Aghar et vous-même l’avez ressuscité…
Serge évoqua alors les mutations qui s’étaient opérées spontanément dans la Mer Caraïbe. Evreohlk ne les ignorait pas mais, là encore, il confessa son impuissance.
– Vous voyez vous-même, Docteur, que le travail était fourni uniquement par le cerveau du petit Lio. Il s’amusait, voilà… Donner des ailes à un poisson, faire pousser des fleurs sur le dos d’une araignée de mer, est-ce, dites-moi, le fait de gens qui veulent conquérir l’empire du Soleil ?
– Je l’admets, dit Serge. Vous avez, en quelque sorte, révélé à l’enfant son extraordinaire pouvoir, sans l’influencer…
– Merci de cet hommage à notre honnêteté. Nous arrivons à un terrain d’entente. Je dois spécifier, vous vous en doutez peut-être, qu’aucun être humain, fut-il doué pour la télékinésie, fut-il le plus étonnant de tous les sub-sensoriels, n’est capable, seul, de fabriquer une création à lui, farfelue et redoutable… Non ! Lio est doué. Mais, dès que ce don a été connu de nous, nous avons concentré nos pensées sur lui. Nous sommes, je vous l’ai dit, quatre-vingt-dix Terriens, Vénusiens, Martiens. Je descends, Monsieur Vérix, des Rois des Peuples Perdus de la planète rouge, ceux-là même, vous ne l’ignorez pas, qui ont éduqué autrefois les populations initiées de la Terre, avant que le contact ne fût perdu pour des millénaires… Vous comprenez ?
– Oui. Vous émettez une formidable concentration cérébrale, susceptible de voyance, de psychotechnique, de télékinésie, que sais-je encore ? J’ai pressenti, dès le début, que Lio n’était que le catalyseur d’une autre puissance, formidable celle-là. Mais j’ai commis l’erreur de l’attribuer aux Tétraèdres, dont je ne savais encore rien, sinon qu’ils tuaient.
Le Martien dégusta une gorgée de ztax avec une satisfaction évidente et il souligna le plaisir qu’il éprouvait à discuter avec le psychiatre, qui saisissait aisément son raisonnement.
Mais il en arrivait à un développement constituant en quelque sorte le nœud de l’énigme. Serge attendait, un peu ému, la suite.
Evreohlk s’installa confortablement, le verre en main :
– Docteur Vérix, l’homme, ce microcosme, n’est pas une créature ordinaire. Toutes les religions de tous les mondes sont formelles sur ce point : l’homme, l’anthropoïde qui allait devenir l’humanoïde, est l’image — faible et fragile, mais fidèle — de son Créateur. Il est, en quelque sorte, le prisme qui reçoit la grande lumière de l’Univers. Seulement, les hommes sont de caractères variés, et leur évolution est différente pour chaque individu. Il y a, si vous voulez, des prismes purs comme le diamant, d’autres qui comportent ce que vos joailliers appellent des crapauds, et une infinie variété d’autres cas… Il y a même des prismes grossiers. Chacun reçoit la même lumière, mais il la diffuse à sa manière…
– Je crois que je comprends !
– L’homme normal (je veux dire celui qui n’a rien du voyant, de l’extra-sensoriel) peut saisir la Lumière et engendrer prismatiquement le génie. C’est vrai dans l’Art, dans la Science, dans la Philosophie. Des hommes favorisés « décomposent » la lumière à leur façon, en donnant leur spectre particulier…
– L’inspiration, n’est-ce pas ? Le trait de génie !…
– Nous sommes d’accord !
Le vieux Martien était parfaitement satisfait de son auditeur, et il savourait toujours le ztax, par petits coups. Il reprit :
– On nous croit des hommes supérieurs, nous, les sub-sensoriels… Erreur ! Erreur profonde ! Notre puissance, nous n’en sommes guère plus responsables que d’autres de leur force musculaire, ou de leur habileté à tels ou tels travaux… Non, je dirais même que, en tant que prismes, nos pareils seraient plutôt des mécanismes, moins subtils, par exemple, qu’un grand médecin, ou qu’un poète délicat… Nous recevons les images dans un certain ordre, et nous les diffusons sans être capables de les classer, voire de les expliquer.
– Je saisis tout cela, dit Serge Vérix. Mais… après ?
– Après… Vous êtes impatient, jeune homme ! Après entre en jeu le travail cérébral. Les neurones, comme toutes les cellules vivantes, sont des émetteurs d’ondes… Les anciens, qui ont inventé l’électroencéphalogramme, le savaient bien…
– Mais ces neurones agissent donc sur…
– Sur le réservoir d’Einstein, Docteur Vérix, sur le potentiel stagnant du Cosmos, formidable source d’énergie toujours en sommeil, et qu’une pensée ardente peut éveiller, allant frapper au sein même de la matière invisible, qui est présente partout. En ce point qui est l’atome réel, la monade initiale, l’élément indissociable qui sert de base exactement à tout…
Crispé, Serge lança :
– Mais comment ? Comment ? Le mécanisme ? Le lien ? Le courant qui permet la connexion entre le cerveau et la monade ? Quel est-il ?
Evreohlk ne se pressa pas davantage devant une telle frénésie de savoir. Il apaisa son interlocuteur du geste, se désaltéra et, comme le ztax était absorbé, il reposa son verre, s’installa commodément et reprit, les yeux un peu perdus, comme s’il faisait un cours :
– Les Humains de tous les mondes, Docteur Vérix, ont cru d’abord au visible, au tangible, à ce qu’ils pouvaient toucher, ne fût-ce que de l’œil. Puis ils ont compris qu’il existait un monde coexistant, invisible celui-là. Ils ont eu peur, tout d’abord, d’où la superstition et le fétichisme… En évoluant, ils ont compris la Force Supérieure, d’où les religions. S’enhardissant, ils ont, au cours des incalculables révolutions de leurs planètes autour des étoiles, sondé cet invisible, obtenant des résultats merveilleux et surprenants. Ils ont admis qu’au-delà de la matière il y avait l’énergie, la radiation. Puis, petit à petit, ils ont été amenés à comprendre que ce rayonnement était, lui aussi, tangible. La lumière, par exemple, qu’ils ont disciplinée, pesée, mensurée, décomposée et industrialisée… les ondes, hertziennes ou radar, dont ils se servaient déjà communément il y a deux siècles terrestres… Les Hommes, Docteur Vérix, n’admettent plus l’intangible. Lumière ou onde, rayon visible ou invisible, ils savent que c’est encore de la matière, comme le reste du Cosmos, où tout est simplement vrai, c’est-à-dire constitué avec un élément de base…
Serge eut un sourire furtif :
– Il me semble que je vois…
– Vous avez déjà compris, Docteur. LA PENSÉE HUMAINE, J’ENTENDS LA PENSÉE ÉMANANT DU CERVEAU EST, ELLE AUSSI, MATIÈRE TANGIBLE. Si vous voulez bien admettre cette proposition que je qualifierai d’enfantine, vous saisirez pourquoi certains cerveaux, plus favorisés que d’autres évidemment, sont susceptibles d’envoyer leurs radiations — de nature inconnue mais de l’ordre des ondes — sur les monades éternellement en suspens dans le Cosmos, pour leur ordonner de se juxtaposer, de s’agglomérer, engendrant ainsi une sorte de sous-création, d’autant plus dangereuse qu’elle échappe (n’obéissant qu’à des lois encore indéfinies) aux effets du reste du monde, lequel monde, lui, est régi par des lois différentes…
Serge était un peu pâle. Ses mains tremblaient :
– Vous aviez parlé des Lois intransgressibles du Créateur. Nous tombons dans l’hérésie…
– Pas tout à fait car si ces humains particuliers ont le droit d’agir ainsi, vous reconnaîtrez aisément que c’est tout de même en vertu d’une autre Loi, bien naturelle celle-là, mais dont nous ne savons rien…
Le vieux Martien avait réponse à tout. Serge était silencieux, littéralement effondré dans son fauteuil. Le descendant des Peuples Perdus lui expliquait ces choses formidables et, cependant, il arrivait à les trouver simples, dans leur grandeur et dans leur majestueuse splendeur.
Et Evreohlk le laissait rêver à ses révélations.
Pourtant, le protecteur du petit Lio demeurait un homme réaliste :
– Mon cher hôte, tout cela est évidemment fantastique et vrai à la fois… N’oublions pas le principal, cependant. Les Tétraèdres menacent l’empire solarien… Comment comptez-vous les arrêter ?
– Voilà qui est précis, Docteur. Soyez assuré que j’y pense, je pense même surtout à cela.
– En utilisant le pouvoir de Lionel ?
– Immanquablement. Il est probable que les flottes des neuf planètes ne pourront parer les armes terribles de Mkaa. Non, nous utiliserons la…
Il eut un sourire de douce ironie :
– …le mot n’existe pas. Mais vous, psychiatre, vous connaissez bien la psychosomatique, le rapport subtil entre les troubles de l’esprit et leurs effets sur l’organisme… Nous pourrions presque inverser les termes : cela donnerait somato-psychisme. Car, ne perdez pas cela de vue, tout en passant pour des spiritualistes, nous sommes, en fait, les matérialistes absolus, puisque nous utilisons la matière-esprit…
Jugeant sans doute qu’il ne fallait pas abuser du ztax, il offrit des cigarettes, au fin tabac de la face sombre de Mercure. Serge demeura avec le petit rouleau blanc entre les doigts, sans l’allumer. Une question lui venait. Une question d’importance.
– Tout cela me paraît tenir debout. Il me faudra, certainement, un bon moment pour l’assimiler totalement…
– Je le conçois, fit doucement le Martien.
– Mais je dois vous dire ceci : vous m’avez expliqué qu’il y avait, à Géographos, quatre-vingt-dix sub-sensoriels…
– Non. Sept exactement. Les autres sont des ultra-sensoriels, c’est-à-dire des transistors humains. Ils perçoivent les ondes, certaines ondes dont les vibrations sont voisines des radios de Mkaa, ce qui leur permet entre autres d’en déchiffrer les messages. Mais des sub-sensoriels, des créateurs de la race du petit Lio, il n’y en a réellement que sept : trois Terriens, trois Martiens et une Vénusienne…
– Soit. Ces sept-là ne sont-ils pas tout autant qualifiés que le petit Lionel pour opposer leurs créations, en un immense et redoutable barrage spatial qui arrêterait et même détruirait les Tétraèdres ?
Evreohlk se leva. Son visage prenait une étrange expression de noblesse qui impressionna le médecin :
– Docteur Vérix, ils sont tous très forts. Mais ce sont des adultes, des hommes et des femmes qui ont vécu. C’est-à-dire qu’ils ont perdu leurs illusions… Non, ils seraient incapables de faire une chose pareille… Ils peuvent, tout au plus, engendrer des objets inanimés, ou fabriquer des êtres simples, fleurs sommaires ou animaux inférieurs ! Non pas déchaîner des monstres apocalyptiques…
– Mais pourquoi ?
– Pour une raison simpliste, Docteur. PARCE QU’ILS N’Y CROIENT PAS ! Vérix hocha la tête :
– Oui… j’avais pressenti la vérité, sur la Terre. Il me semblait en effet que l’âge de Lionel lui avait permis d’engendrer le dragon…
– Son âge ! avec ce qu’il comporte de naïveté… De tous temps, et sur toutes les planètes, on a respecté l’enfance, et certaines formes d’innocence qui sont des prolongements de la pureté enfantine. L’innocent, seul, est vraiment sacré et respectable, bien plus qu’un vieux sorcier comme moi… Oui, Docteur, inclinons-nous très bas devant l’enfance, devant le fils de vos amis Sandra et Oreste. Parce que pour créer quelque chose qui n’existe pas, il faut, avant tout, croire que cela est possible. Aucun homme, aucune femme, ne saurait admettre l’existence du phénix, du dragon ou de l’hippogriffe…
Serge évoqua le serpent de mer, suscité par Lionel simplement parce qu’il regrettait l’absence du monstre des légendes maritimes terriennes.
Evreohlk enchaînait :
– Lionel, lui, croit que ses images correspondent à une vérité… Et ce sera en effet, par sa volonté, une réalité. Une telle foi se perd, en vivant. Mais cet enfant a encore trop peu vécu… Maintenant, Docteur Vérix, j’aimerais, en votre compagnie, établir un plan de bataille, nous préparer à recevoir les Tétraèdres. Ils sont puissants, voyez-vous, et aucune planète de la Galaxie ne possède les moyens terribles de Mkaa… Mais ils se briseront, car ce que nous allons dresser devant eux, par l’intermédiaire du petit Lionel, ce sera l’effet d’une force plus formidable encore, plus formidable que tout…
Avec un infini respect, le descendant des Peuples Perdus prononça le mot sacré :
– …la Foi !
CHAPITRE XIV
Les Tétraèdres approchaient. C’est un peu avant d’atteindre la hauteur de l’orbite de Pluton qu’ils avaient trouvé, devant eux, les formidables barrages établis par les Jovio-Neptuniens.
Depuis plus d’un siècle, le système solaire, après deux guerres successives stériles et inutiles comme tous les conflits, demeurait séparé par de vieilles rivalités. Tandis que s’organisait le Martervénux, d’autre part de la zone des petites planètes dont la majorité demeurait mal connue, les planètes géantes du système qui, elles-mêmes, s’étaient affrontées depuis plusieurs siècles, avaient fini par former un domaine orgueilleux, très avancé techniquement, gardant la nostalgie de n’avoir pu soumettre les quatre voisines du Soleil. Mercure l’inhabitable (ou presque) et les planètes sœurs avec leurs trois petits satellites, étaient arrivés à s’ériger en fédération indépendante.
Le péril commun, venu de Mkaa, aurait dû unifier l’empire solarien. Il n’en avait rien été. Les Jovio-Neptuniens, lesquels s’étaient établis également sur Saturne et Uranus (Pluton demeurant froide et noire) avaient cru pouvoir, aisément, rejeter les Tétraèdres dès leur arrivée. Ils négligeaient l’aide du Martervénux. Peut-être les dirigeants pensaient-ils qu’une telle victoire (aisée à leurs yeux) aurait bon effet par la suite, et leur permettrait de démontrer aux voisines du Soleil une supériorité qui faciliterait une intégration sans combat.
Maintenant, les croiseurs géants de Neptune, les prodigieux cosmonefs de Saturne, les îles spatiales de Jupiter, les astroflèches lancées d’Uranus tombaient, telles des étoiles mortes, dans le vide interplanétaire.
Les sept cent vingt et un Tétraèdres avaient détruit, en quelques heures, plus de trois mille vaisseaux volants, massacré cent mille humanoïdes se trouvant à bord, dispersé le reste des flottes qui, peureusement, s’étaient enfuies pour chercher un refuge illusoire sur leurs planètes d’origine.
Une terreur sans nom régnait dans le système solaire. La sidérotélévision, émise des derniers astronefs fugitifs, avait montré aux peuples solariens, jusqu’à Mercure, les visions tragiques de ces misérables carcasses, épaves de l’espace, qui allaient se désintégrer, ou dériver lentement jusqu’à ce que, saisies dans l’attraction de quelque monde, elles tournent pour l’éternité comme des satellites damnés.
Sur les mondes du Soleil, on s’organisait. Il y avait, dans l’espace, un va-et-vient incessant de cosmonefs, astronefs, soucoupes, fusobus, astroflèches et autres engins interplanétaires. Certains abandonnaient les satellites de Jupiter ou de Saturne pour regagner en hâte les énormes terres qu’ils s’obstinaient à croire invulnérables, D’autres, au contraire, pensaient qu’on échapperait mieux en gagnant les îlots du ciel, surtout les petites planètes inconnues des régions transmartiennes. Et les gouvernants Jovio-Neptuniens, angoissés, devaient constater la faillite d’une puissance qu’ils avaient considérée comme invulnérable, rêvant même, dans le futur, de l’étendre à travers la Galaxie.
Le combat avait été saisissant. Pas un Tétraèdre n’avait été détruit. À peine quelques-uns des vaisseaux de Mkaa avaient-ils été endommagés. Encore la rumeur publique assurait-elle qu’il n’en était rien, et que le désastre était d’autant plus complet qu’on ne pouvait rien contre l’envahisseur.
Le monde scientifique, généralement le dernier à admettre l’évidence pour peu qu’elle débordât quelque peu des théories bien assises, en était réduit à un silence pudique. L’anarchie grondait à travers l’empire et des exactions innombrables se produisaient, sur le plan privé.
Le Martervénux n’y échappait pas. Pourtant, un dernier espoir subsistait : l’action combinée de l’onde bleue et du rayon inframauve, exclusivité absolue des flottes de la fédération, et dont lesecret n’avait jamais été transmis aux Jovio-Neptuniens.
Certes, on n’oubliait pas le dragon de Parisipolis. Il avait mis la force militaire en échec. Toutefois, il avait été vaincu, d’une façon demeurée inexpliquée. On se plaisait à dire que quelque savant modeste, plus ou moins farfelu, avait mis au point un élément qui lui avait permis de venir à bout de cet éclaireur des Tétraèdres. Sans doute, ce bienfaiteur de l’Humanité attendait-il son heure. Peut-être (les gens qui se disaient bien informés l’assuraient), il agissait en accord avec le Présidium. On avait laissé les Jovio-Neptuniens s’effondrer volontairement, pour conserver jalousement une victoire qui serait éclatante.
Cependant, on se fortifiait aussi sur la Terre, et de Mercure à Mars. L’angoisse régnait au Présidium, que le président Trex convoquait à diverses reprises. Spectres et Vivants pouvaient y échanger leurs angoisses et leurs espérances. Mais plus d’un homme raisonnable murmurait que c’était sans doute la fin du monde solaire, ou tout au moins de son indépendance.
À Géographos, pourtant, une singulière cérémonie s’organisait.
Serge Vérix avait pénétré, pour la première fois, à l’intérieur du sanctuaire désuet du temple-palais. Evreohlk lui avait expliqué que l’immense bâtiment avait été bâti par les Martiens, abandonné, puis partiellement réédifié par les Terriens. C’était, à l’origine, un édifice d’esprit religieux. Mais le Martervénux devenant de plus en plus sceptique, on en avait fait un simple poste militaire. L’abandon de Géographos l’avait laissé à la vétusté.
L’intérieur comprenait de nombreuses salles, un profond sous-sol, et au centre un vaste domaine circulaire, entouré de colonnades de porphyre surmonté d’une coupole qui, comme toutes les coupoles importantes du Martervénux, était taillée dans l’admirable et translucide quartz vénusien, lequel diffusait doucement la lumière et la chaleur solaire, teintant la première de tons d’espérance.
Avec le descendant des Peuples Perdus, Serge avait établi le plan d’action, extraordinairement simple d’ailleurs. Maintenant, quatre-vingt-trois personnes étaient assises, silencieuses, formant un cercle. Au centre, sept autres sièges, celui du centre étant occupé par Evreohlk, supportaient les sub-sensoriels, dont les facultés étaient soutenues par les quatre-vingt-trois, tous ultra-sensoriels.
Les quatre-vingt-dix rescapés de l’action des Tétraèdres et de la superstition scientifique des Martervénusiens étaient là, uniquement pour apporter leur appui au petit Lionel, en quelque sorte pour mettre à sa disposition les puissantes ondes émises de leurs cerveaux exceptionnels.
Et cette énergie humaine formait le potentiel le plus effarant, dans le domaine psychotechnique et télékinésique qui ait jamais été réalisé à travers le monde.
Guidés par Evreohlk, leur maître vénéré, ils avaient déjà, de loin, envoyé leur matière-énergie à l’innocent enfant, dès que ses facultés s’étaient révélées. Mais cela s’était fait maladroitement, un peu au petit bonheur. On sait que Lio, disposant de pareille force, avait déchaîné la catastrophe de Parisipolis, avant de faire pousser une balsamine sur la carapace d’un gros tourteau, et de ressusciter le serpent de mer.
Il importait, dorénavant, d’utiliser Lio à bon escient, sans plus lui permettre de tels errements, de si redoutables caprices.
Et ce point délicat, c’était le travail de Serge, et aussi de Sandra.
Ahrnim et son fils Yéo, les techniciens de la petite colonie, suivaient la sidérotélévision transmise, soit du Martervénux, soit du monde Jovio-Neptunien. Il leur était ainsi loisible de renseigner, minute par minute, le vieil Evreohlk. On savait que les Tétraèdres étaient à hauteur d’Uranus. Toutefois, ils semblaient négliger cette planète et l’axe de leur avancée se dirigeait bien vers Sol III, la Terre, qui paraissait vraiment être le but de l’expédition, ainsi d’ailleurs qu’Oreste et quelques autres l’avaient annoncé, se trouvant bien placés pour capter les émissions venues de Mkaa.
Sandra, tenant son fils par la main, attendait devant le péristyle de la vaste construction. Il faisait très beau, sous le ciel vert de Géographos. Lio babillait, se souciant peu de la menace qui pesait sur le monde. Sandra s’efforçait de son mieux de lui répondre, de l’amuser et lui promettait, s’il était bien sage, un cadeau, un nouveau joujou, que « Serze » avait décidé de lui offrir.
Il arrivait justement « Serze ». Il souriait, se forçant un peu. Mais pour la réussite de l’expérience, il était indispensable d’entretenir Lio dans sa candide tranquillité.
Dès qu’il aperçut le géant aux grands bras balançants, Lio lâcha la main de sa mère et courut à sa rencontre, criant de sa petite voix aiguë :
– Serze !… Serze !… Maman a dit que tu allais me donner un jouet !… C’est quoi, dis, Serze ?
– Tu vas voir ! C’est une surprise !
– C’est quoi, dis ?
– As-tu été sage, au moins ? Tu n’as pas fait enrager maman ?
– Oh ! non !… Moi suis gentil… Tu me le donnes, Serze ?
– Bon. Nous allons voir ça. Arrivez, jeune kangourou de mon cœur !
Il fit signe à Sandra et, tous deux, ils pénétrèrent dans l’immense bâtisse, tenant chacun Lio par la main.
Comme il n’était encore entré que dans la partie latérale du temple et n’en connaissait pas le centre, Lio ouvrait de grands yeux, impressionné tout de même par la majesté des colonnes, la hauteur des plafonds, les statues et les ornements bizarres, terro-martiens, qui l’adornaient.
Tout à coup, il tomba en arrêt, se mit à tirer sur les mains de ses guides, comme un petit animal rétif.
– Oh ! dis, Maman, c’est quoi, cette bête-là ?
Cette bête-là était une peinture d’origine terrestre. Un artiste oublié, rêvant sans doute d’idéal, s’était complu à représenter un animal de riante fantaisie, qui ressemblait un peu à une chèvre mâtinée de grand félin, et munie d’ailes immenses.
Cela rappelait fâcheusement le dragon qui avait endommagé les bâtiments de la Cité-Clinique. Instinctivement, Sandra entraîna Lio :
– Ce n’est rien, mon chéri... Allons, viens donc, Serge va te donner ton nouveau jouet !
– Je veux savoir quoi c’est, la bête ! insista le petit.
– C’est une chimère, là, tu es content ! Lio n’insista pas. Mais il resta rêveur pendant quelques instants. Le spectacle, nouveau pour lui, de l’intérieur du temple fit diverger ses esprits. Serge lui parlait des Tétraèdres et, bientôt, on amena l’enfant devant le vidéo où se tenaient déjà Ahrnim et Yéo. Lio fut gracieux avec les deux hommes et s’amusa à regarder, sur l’écran, les étranges engins qui avançaient dans le vide interplanétaire.
Serge, alors, amena le joujou.
Lio ouvrait de grands yeux. C’était une boîte et il se demandait ce qu’il pouvait y avoir dedans. Quand la boîte fut ouverte, il battit des mains.
Il y avait, en miniature, une véritable escadre de Tétraèdres. Même forme polygonale montrant chaque fois une face triangulaire, même aspect blanc-argent, on eut juré que c’étaient là les maquettes des astronefs.
Mais sans doute aucun artisan, disposât-il des outils les plus perfectionnés, les plus subtils, n’eût jamais réalisé une maquette aussi fidèle à son modèle. Car ces Tétraèdres miniatures étaient exactement des Tétraèdres.
Evreohlk et ses collaborateurs ne disposaient que de moyens réduits, en cette planète mineure, à peu près dénuée de toute industrie, et où Ahrnim, Yéo et les non extra-sensoriels avaient tant de peine à subsister avec les machines existantes. Aussi, ne pouvant réaliser le jouet désiré par Serge pour son expérience, avaient-ils engendré eux-mêmes les petits Tétraèdres.
Les cerveaux formidables, unissant leur action, avaient arraché au potentiel invisible cette création simpliste. L’œil fixé sur l’écran du vidéo, ils s’étaient emplis, les uns et les autres, de l’image des astronefs de Mkaa. Puis ils s’y étaient tous attelés et, utilisant la matière-énergie, ils avaient procédé à l’élaboration du contenu de la boîte à joujoux.
Ils y croyaient, ils ne faisaient que reproduire des objets préexistants. Il n’y avait donc pour eux aucune difficulté pratique. Sub-sensoriellement, ils pouvaient refaire des Tétraèdres. Le Tétraèdre existe. Le dragon de la fable n’existe pas, sinon pour un baby de cinq ans qui en voit l’image dans son album.
À présent, et tandis que Lio riait de joie en voyant Vérix déballer le jeu, Evreohlk et ses compagnons, assis en cercle, concentraient leurs pensées-forces. Ils n’influençaient pas l’enfant, ils ne cherchaient nullement à le dominer, ni à lui suggérer quoi que ce fût. Tout devait venir désormais, de l’initiative du petit, à condition qu’il fût adroitement guidé dans ses jeux, dans ses désirs…
Eux, le mage du Martervénux, Evreohlk le leur avait dit sans ambages, ils n’étaient que des machines, ils étaient les générateurs d’énergie mis à la disposition du bambin. Ce qu’ils lui donnaient, c’était un effort purement mécanique, émanation non réfléchie de leur matière-énergie. Ils se trouvaient réduits à l’état de manœuvres qui servent fidèlement un subtil ingénieur. Leur supériorité extra-sensorielle n’était guère plus valable que l’instinct prémonitoire des animaux, qui pressentent le danger ou sont avertis de la présence de leurs congénères par ce sixième sens mal connu mais probant qui les caractérise.
Ils faisaient acte d’humilité. Et les quatre-vingt-trois ultra-sensoriels, les sept sub-sensoriels, dont le vieil Evreohlk lui-même, se bornaient désormais à penser à Lio, penser en Lio, penser Lio…
Lio riait comme un fou, parce que, sous le regard souriant et approbateur de Sandra, et tandis que Ahrnim et Yéo manœuvraient la sidérotélévision, le docteur Vérix montrait à l’enfant le rapport entre les joujoux et les astronefs de Mkaa, fonçant à travers l’espace spatial solarien à une allure menaçante.
Puis, Yéo qui dirigeait l’appareil, prit part à la conversation. Il avait vingt ans, un visage juvénile et sympathique de Martien sain et franc. Déjà, il faisait bon ménage avec le petit, et il lui montrait les épaves de la flotte Jovio-Neptunienne, victime des Tétraèdres, et les reflets de la panique multiple qui désolait le monde solaire.
Lio commençait à rire un peu moins. Serge commentait. Oui, ces grands Tétraèdres étaient méchants, tout comme le dragon qui avait voulu, sur la Terre, faire du mal à Oreste et que l’ours Martin avait mis à la raison.
– Tiens… Lio… Regarde… On peut fabriquer une construction, avec ces choses-là…
Il alignait les Tétraèdres, leur donnant, sur la table disposée devant le vidéo, la formation même des escadrilles de Mkaa, neuf par neuf. Lio s’y intéressait vivement. Il s’amusa ensuite de voir Serge qui échafaudait une sorte de forteresse fantaisiste, en juxtaposant les objets, que leur forme particulière permettait d’accoler, en les mettant tête-bêche, deux par deux.
Pendant un bon moment, Serge, Sandra et Yéo jouèrent avec Lionel, Ahrnim ayant repris les commandes en main. On en oubliait l’écran et les images dramatiques que le fils d’Evreohlk captait, en prenant tour à tour les postes Joviens, Saturniens ou Matervénusiens. Sandra et son fils jouaient maintenant contre une équipe constituée par Vérix et Yéo, et deux escadres de Tétraèdres s’affrontaient. Le jeu devenait passionné et les grands, emportés par leur action, soutenus par leur souci de sauver l’Univers solaire, finissaient pas s’y donner autant que Lionel.
On convint bientôt que tous les Tétraèdres étaient des méchants, qui faisaient beaucoup de mal et Lio, avec la désinvolture hautaine de son âge, balaya soudain toute la table d’une main de démiurge, envoyant balader l’ensemble.
On rit, un peu nerveusement. Puis on regarda de nouveau la sidérotélévision et Ahrnim, qui avait sélectionné les émissions, choisit les images les plus impressionnantes du désarroi de l’Empire.
– Tu vois, dit doucement Sandra… Ils arrivent… Ils vont nous faire du mal…
– À qui ? demanda ingénument l’enfant, qui n’avait peut-être pas tout à fait réalisé.
– Mais à nous tous, dit Yéo. Lio le regarda, ouvrant ses grands yeux bleus, si profondément purs :
– À maman aussi ? À papa ?
– Mais oui, Lio…
Il se mit brusquement à pleurer et se jeta au cou de sa mère en sanglotant.
Elle le consola de son mieux tandis que le docteur Vérix clignait de l’œil. Lio, il fallait en convenir, était « à point » pour la formidable action.
Serge l’attira doucement à lui, le prit sous les aisselles, l’éleva au bout de ses bras gigantesques, à hauteur de son puissant visage que l’enfant regardait toujours avec plaisir :
– Lio… Tu es un homme ?
– Oui, Serze…
– Bon, alors ne pleure pas…
– Pleure pas… dit Lio en reniflant.
– Dis à maman de te moucher… Un homme, ça ne pleure pas, je t’assure. Et écoute-moi… Tu sais ce que nous allons faire ?
Sandra le moucha, sans qu’il quittât les bras de Serge. Tout de suite intéressé, il cessait de pleurer :
– On va faire quoi, Serze ?
– On va les démolir, les Tétraèdres !…
Lio se mit à se débattre, agitant ses petites jambes dans le vide et criant en montrant les jouets épars sur la table et sur le plancher :
– On va les démolir ! Laisse-moi, Serze, laisse-moi…
– Ne fais pas le fou… Tu ne saurais pas… Je vais t’expliquer… Regarde !
Il le posa sur ses jambes, prit les Tétraèdres et commença patiemment à les aligner. Puis il tenta de les accumuler en bloc, tout en feignant de ne pas y parvenir.
Lio s’intéressait à l’affaire et l’aidait maladroitement, mais avec une conviction établie. Sandra, très pâle, Yéo et Ahrnim, anxieux, suivaient l’opération. Vérix suait à grosses gouttes.
– Ah ! fit-il avec un accent de désespoir… On ne peut pas les arrêter ! Ils vont venir quand même !
– Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! trépigna Lio, soudain effrayé.
Vérix l’arrêta encore :
– Il y a un moyen, Lio…
Il détachait ses paroles, en montrant l’alignement des joujoux :
– Il faudrait… il en faudrait d’autres… tu vois, entre ceux-là…
L’enfant avait mis ses coudes sur la table et avançait son petit nez pour mieux voir :
– Lio… tu me comprends bien ?… Si entre celui-ci et entre celui-là., il y en avait un autre… cela formerait un tout, et ils ne pourraient plus bouger…
Il tenait deux Tétraèdres et les faisait mouvoir, insistant :
– Il suffirait d’en mettre un entre ces deux-là, et ils seraient bien ennuyés, ils ne pourraient plus avancer…
Lio, avec la logique des enfants, lui lança :
– Eh bien, mets-en un !
Serge obéit aussitôt, plaçant un Tétraèdre entre les deux autres. Mais il eut un geste de contrariété :
– Cela ne va pas encore… cela ne colle pas tout à fait… Il faudrait, tu vois, qu’ils soient comme soudés entre eux… Alors ils seraient pris au piège et ils n’avanceraient plus.
Les yeux de Lio brillaient étrangement. Sandra, Yéo et Ahrnim le regardaient, retenant leur souffle.
– Tu ne veux pas, Lio, qu’ils soient soudés ?…
– Je veux ! Je veux ! cria Lio.
Sandra manqua s’évanouir. Les trois Tétraèdres-joujoux, sur la table, formaient un conglomérat entre les doigts de Serge, de Serge qui luttait pour ne pas trembler.
Lio sauta de joie. Serge avala sa salive et lui proposa de bloquer l’escadrille entière.
Ahrnim, aux commandes, alertait Evreohlk qui, sous la coupole de quart dirigeait son équipe de sub et d’ultra-sensoriels. Les quatre-vingt-dix cerveaux s’actionnèrent plus que jamais. Hommes et femmes, Terriens, Martiens, Vénusiens, pâles ou congestionnés, angoissés et couverts de transpiration, fermaient les yeux pour mieux se concentrer et expédiaient, au petit Lio, l’ensemble de leurs facultés, créant un extraordinaire potentiel de matière-énergie.
Sur la table, tous les joujoux se trouvaient maintenant réunis en une sorte de tas informe, formant un gros polyèdre très irrégulier, évoquant le gypse naturel. Lio riait de sa victoire et Serge lui montrait qu’on pouvait pousser cette chose inerte, qu’il n’y avait plus trace de Tétraèdres, et que tout cela était maintenant inutilisable.
Brusquement, il cessa de rire :
– Lio… mais tu ne sais pas…
Il le prit par la main, l’amena devant l’écran.
Ahrnim venait de capter une émission de la sidérotélévision uranienne qui montrait l’immense escadrille, la quasi totalité des sept cent vingt et un Tétraèdres, les vrais, les astronefs de Mkaa, avançant toujours dans l’axe de la Terre.
– Eux aussi, il faudrait les arrêter… Lio… tu ne crois pas ?…
Le petit garçon, debout devant l’écran, regardait l’immense escadre spatiale, venue du fond de la Galaxie pour conquérir l’Empire du Soleil.
Sandra, Serge, Ahrnim, Yéo, suivaient, muets, angoissés, les réactions de Lionel.
Le docteur Vérix avait reculé d’un pas, de façon à le laisser bien seul, devant l’ennemi formidable.
Sandra faillit tomber mais Serge lui jeta un tel regard qu’elle se domina et demeura debout, les yeux sur son fils.
Immobile, son visage pur soudain crispé en une drôle de grimace, Lio regardait l’ennemi, l’ennemi qui venait à travers l’espace pour faire du mal à son papa et à sa maman…
*
Mkaa ne comprit pas, ne sut jamais la vérité.
Pour des millénaires, l’histoire de la planète géante, tournant quelque part dans la constellation du Bélier, devait transmettre, de génération en génération, la terrifiante histoire de l’escadre des neuf fois neuf escadrilles, parties pour conquérir le soleil et son Empire et qui, visant Sol III, avaient été victimes d’une effarante aventure.
Vainqueurs des escadres des premières planètes, les Tétraèdres se rapprochaient de l’orbite d’Uranus lorsque le fait s’était produit.
Les Tétraèdres, qui avaient conquis tant de Systèmes, battu tant de peuples, colonisé ou détruit tant de planètes, avaient été soudain frappés d’un mirage.
Ils avaient pu transmettre des émissions désespérées, qui avaient renseigné Mkaa et leurs dirigeants sur ce qui ce passait, sans arriver à l’expliquer.
Devant la première escadrille, d’autres Tétraèdres étaient soudainement apparus. Le commandant avait cru tout d’abord à une fausse manœuvre, mettant, devant lui, une formation qui n’aurait pas dû s’y trouver.
Mais les communications-ondes le renseignaient. Le même phénomène venait de se produire devant d’autres escadrilles.
En un instant, à bord des astronefs de Mkaa, la plus grande confusion régna. Qui étaient ces inconnus ? D’où venaient-ils ? On ne pouvait nier, cependant, qu’ils ne fussent très exactement des Tétraèdres, absolument semblables à ceux de la flotte.
Mais il en venait d’autres, sans cesse. L’espace en était rempli. Il n’y en avait plus neuf escadrilles de neuf fois neuf engins, mais des milliers, des millions.
Spontanément, ils naissaient entre les astronefs de Mkaa, qui n’arrivaient plus à reconnaître les véritables engins de ceux qui semblaient brusquement jaillir du subespace et apparaissaient de façon si ironique.
Puis, un premier Tétraèdre vit un engin — de Mkaa ou autre — qui s’accolait à lui. Et aussitôt, il en parut d’autres qui formèrent une sorte de construction en chaîne jusqu’au prochain appareil. Les télécommunications lançaient un cri d’alarme, jusqu’à Mkaa. Il était trop tard et, d’ailleurs nulle puissance du Cosmos ne pouvait arrêter ce qui se passait.
Par millions, les Tétraèdres se heurtaient, se juxtaposaient, s’aggloméraient, formant un tout compact, comme les alvéoles du rucher, en multiples épaisseurs, s’incorporaient les uns dans les autres, se bloquant, se gênant, aspirant ceux qui cherchaient à fuir pour les intégrer par une force irrésistible à l’immense bloc qui se constituait dans l’espace.
Les habitants d’Uranus, stupéfaits, braquaient leurs caméras sur cette chose insolite et formidable, sur ce monde inconnu qui se formait et dans la masse duquel disparaissaient les formes inquiétantes des Tétraèdres…
Il y avait maintenant, un peu en deçà de l’orbite d’Uranus, de Sol VII, une sorte de petite planète façonnée comme par les éléments d’un jeu de construction.
Et, dans l’espace, cela ressemblait à un gros polyèdre très irrégulier évoquant le gypse naturel.
Alors, du Présidium de Yorkneuf, alerté par une radio inconnue qui se trouvait émaner de Géographos, un appel fut lancé. Les Jovio-Neptuniens se reprirent. Leurs flottes — ou ce qui en restaient — s’unirent à celles du Martervénux qui accouraient à travers l’espace.
Sur le bloc géant, enfermant les Tétraèdres désarmés, les flammes atomiques, les terribles inframauves, purent enfin frapper. Le bloc martelé, fissuré, déchiqueté, ponctué d’explosions insensées, ressemblait à une sorte de petit soleil tragique, harcelé par des milliers de cosmonefs de ligne, qui s’acharnaient sur lui, modifiant sans cesse sa forme grossière, y creusant des ravines, y dressant des montagnes de cauchemar, y provoquant des éruptions dignes de la couronne solaire.
Et puis l’immense épave, informe, inerte, inoffensive, saisie dans l’attraction d’Uranus devint la lune ravagée qui tourne, pour l’éternité, autour de Sol VII.
Lio avait fini de jouer.
Il était content, on lui avait dit qu’il n’y avait plus de méchants Tétraèdres, que sa maman était sauvée et, d’ailleurs, elle était là, elle le serrait dans ses bras, pleurant de joie, d’orgueil, d’émotion aussi…
L’enfant demanda si son papa était sain et sauf, et s’il le verrait bientôt. On le lui promit et il oublia tout cela pour ne plus penser qu’à aller voir fonctionner la tour-radar de Géographos, conduit par son nouvel ami Yéo .
Devant le péristyle du palais-temple, le Dr Vérix et le vieux Martien demeuraient silencieux. Le jour vert s’estompait. Bientôt, ce serait la nuit, la nuit vert sombre aussi courte que le jour sur ce monde en miniature.
– Nous avons gagné, dit doucement Serge Vérix. Grâce à vous !
– Non… Grâce au petit Lio, et à la Providence, répondit le descendant des Peuples Perdus. Il ajouta, sans méchanceté :
– J’espère, Docteur, que vous ne me prenez plus pour un espion de Mkaa !
Serge protesta. Mais Evreohlk ne lui en voulait nullement de ses soupçons dépassés.
– Un enfant a pu tout cela, dit encore le médecin. Vous qui savez tant de choses, Evreohlk, pouvez-vous me donner l’espoir qu’il n’en abusera pas dans l’avenir ?
Le Martien l’apaisa aussitôt :
– Mais non, Docteur, mais non… Son pouvoir va bientôt finir… Il est sub-sensoriel, mais il est aussi intelligent. Bientôt, le petit Lio, et je vous conseille de l’éclairer, sera un de ces enfants (comment disait-on, sur la vieille Terre ?) qui ne croient plus au Père Noël. Il sera comme les plus intelligents des enfants, qui se moquent des plus naïfs. Son innocence s’en ira partiellement, puis totalement. Et sa force en diminuera d’autant. Oh ! il pourra encore des choses surprenantes, mais sans doute guère plus que nos amis de Géographos.
Il posa sa main ridée, sa main ancestrale, sur l’épaule solide du Dr Vérix :
– Il arrivera, comme tous ses pareils, à subir plus qu’il n’imposera, au nom de ses exceptionnelles facultés. Et, sans doute, sera-t-il un jour seulement comme son père, son père dont nous avons de bonnes nouvelles et qui commence à s’éveiller dans l’œuf-matrice de la Cité-Clinique. Tout comme lui, il ressentira, il percevra, bien plus qu’il ne pourra agir et s’imposer. Et il devra se contenter de dire non plus : je commande à l’Univers mais, ce qui est déjà très beau : j’écoute l’Univers !…
Serge se taisait, rêvant aux paroles solennelles d’Evreohlk.
Soudain, il fit un bond et montra quelque chose qui s’envolait, dans le ciel translucide de la nuit géographienne :
– Avez-vous vu ?… Cette chose immense ?… Cet oiseau géant… C’est…
– Oui… On dirait… Mais on dirait encore une création de la fable de la Terre… Comment appeliez-vous donc cela ?
– Une chimère ! cria Serge. Une chimère comme il y en a une de représentée dans le hall du palais-temple…
Il eut un geste de désespoir comique :
– Je me souviens. Quand nous avons amené Lio, il l’a regardée, il a posé des questions à sa mère. Et il a…
Le vieux Martien eut un petit rire :
– N’en doutez pas ! Il a engendré encore la chimère, profitant du potentiel formidable que, nous tous, nous mettions à sa disposition. Mais ne vous inquiétez pas, Docteur. Cela ne se produira plus. D’abord, je vous l’ai dit, parce que Lionel va grandir et voir diminuer son pouvoir, ensuite parce que pareilles circonstances ne se retrouveront pas. Veuille le Ciel que nous n’ayons plus jamais besoin de nous servir de lui, et de lui donner une telle force pour venir à bout des ennemis de l’empire du Soleil. Allons, Docteur, allons prendre un verre de ztax. Et n’y songez plus, c’était là la dernière expérience de notre petit Dieu !…
CHAPITRE XV
Le commandant Martinbras était de méchante humeur.
Sa mission avait été interrompue et, en raison des événements, le président Trex lui avait enjoint de regagner sa base de Sol III. Si bien que le Fulgurant, renonçant provisoirement aux conquêtes interstellaires avait déjà rejoint les parages de Saturne. Il enrageait de n’avoir pu combattre et, comme des milliards d’humains, il ne comprenait encore rien à la défaite des Tétraèdres.
Il reçut donc fort mal le lieutenant Fougère, alors qu’il se trouvait sur le pont du croiseur, sous la coupole translucide de dépolex, qui lui montrait l’espace dans tous les azimuts.
– Qu’est-ce qu’il y a, Lieutenant ?
– Je vous demande pardon, Commandant !… Le stelloradar a détecté un objet inconnu !
– Mille comètes, rugit Martinbras, serait-ce un Tétraèdre échappé ? Nous aurions de la veine si nous mettions la main au moins sur un de ces vampires…
Fougère lui retira ses illusions :
– Non, Commandant. Ce n’est pas cela. C’est… on dirait… enfin…
– Allez-vous parler, nom d’un météore !
– Eh bien, il s’agit d’un animal…
– Un animal dans l’espace !… Vos radios sont ivres !
– Mais…
– Et comment est-il, cet animal ?
– Justement, on n’y comprend rien… On dirait à la fois une chèvre… ou un lion… ou… Et ça a des ailes !…
Martinbras regarda l’officier comme s’il avait perdu la raison :
– C’est une plaisanterie, Fougère ! Vous tombez mal !…
– Je vous assure, Commandant. Ou alors, nos appareils sont faussés !
– C’est votre esprit qui est faussé. Laissez-moi tranquille avec vos histoires. Est-ce qu’il y a des chimères dans le vide spatial ? Tout le monde devient fou, ma parole, depuis qu’il y a eu les Tétraèdres !…
Fougère pensait qu’il y avait bien de quoi devenir fou, en effet. Mais il garda son opinion pour lui.
Timidement, il risqua, puisque les ordres ne venaient pas :
– Est-ce… est-ce qu’il faut consigner cela au rapport et le transmettre à Sol III ? Martinbras éclata :
– Un rapport !… Un compte rendu !… Disant que mon croiseur a des visions ! Mais on me prendrait pour un dément, mon pauvre ami. Et en fait d’avancement, j’irais finir à Parisipolis, à la Cité-Clinique. Et vous avec ! Alors un bon conseil : flanquez-moi vos types de radio aux arrêts, remplacez-les tout de suite par des hommes sains. Et tâchez de filer droit, trente-six mille planètes !
Là-dessus, il tourna les talons, laissant le lieutenant Fougère sidéré.
Et, pour se remettre, il avala coup sur coup trois tasses de cet excellent café de la Terre, qui n’a son pareil dans aucune planète de la Galaxie…
FIN